Silence NC7

Journal de l’éloignement – Aujourd’hui, alors que tu fêtes tes 31 ans, je te parle de la nature…

et dont la page se tourne la nuit.

qui s’écrit le jour

Un journal de l’éloignement


Lorsqu’une relation se termine, l’onde de choc se propage au-delà du couple. Je me retrouve avec des souvenirs du temps passé ensemble, des photos de voyage, des habits qui sentent encore la lessive de ta maison, des objets que tu as touchés, des réflexes de vie commune, des contacts perdus et des dates qui ne signifient plus rien. Il faut alors faire remonter les souvenirs, trier, supprimer ce qui n’a plus de raison d’être et libérer l’espace pour continuer à vivre. Silence NC7 Journal éloignement

Je n’ai toujours pas réussi à vider mon sac à dos. Il contient trop de toi. Je redoute le moment où je verrai le hamac dans lequel nous avons dormi en Colombie, mon sac de couchage que nous avions uni au tien pour nous tenir chaud en Bolivie, l’encens acheté en Équateur… Les 19 de chaque mois me rappellent le jour où je t’ai vu pour la première fois. Je t’attendais à la Gare de Lyon et soudain, tu es apparu. Tu as regardé autour de toi et tu m’as aperçu. Tu étais encore plus beau que dans mon imagination et à cet instant précis, je suis tombé amoureux. L’amour est venu ensuite, comme un arbre qui grandit en développant des cernes chaque année, qui se fortifie en ancrant ses racines, qui grandit en lançant ses branches dans l’espace.

«Mi homenaje al que plantó cada árbol sin pensar, para siempre. O acaso imaginando al desunido que un día lo convoca, lo celebra».

Ida Vitale, poète uruguayenne

Nous nous sommes découverts l’un l’autre, puis nous avons élargi le cercle intime et progressivement rencontré nos amis respectifs, voire des parents. Dans mon cas, ma famille de cœur a depuis longtemps été ma référence, aussi, je t’ai présenté à mes amis les plus proches. À Barcelone puis en Argentine, j’ai ensuite fait la connaissance de personnes qui t’aiment, qui partagent ta vie : tes amis, ta mère. Chez toi, nous avions entamé une vie commune simple et tranquille. Les derniers jours en particulier furent si agréables ; il me semblait que les doutes éventuels sur la suite de l’aventure s’étaient dissipés. Arrivé en Europe, je pensais à toi et à ton entourage quand tu allais passer la journée dans le delta du Tigre, quand tu préparais du pain, quand tu allais dormir et quand tu te réveillais. J’avais non seulement les souvenirs, mais également les sensations et toujours un contact avec mes nouvelles connaissances en Argentine.

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Et depuis que tu as décidé de rompre, que reste-t-il ? Aucun signe, aucun message de quiconque nous a connus. Silence radio. Probablement qu’ils t’entourent à présent et te soutiennent, c’est normal et je l’espère pour toi. Mais ils me manquent tous et peut-être ne les reverrai-je jamais plus.

Il y a un peu de gêne, un peu de honte à reparaître seul devant mes amis alors que nous étions deux la dernière fois. Il y a un malaise de savoir que tu as 31 ans aujourd’hui et que j’avais inclus mes vœux pour toi, en avance, dans mon dernier message avant le silence. De la tristesse aussi d’imaginer que vous allez tous vous retrouver et célébrer ton anniversaire, que tous sauront que nous ne sommes plus ensemble. Qui sait ? Il est possible aussi que rien ne soit évoqué et que l’attention se porte sur tes projets, ton départ imminent pour l’Espagne et ta nouvelle vie.

Pourtant, j’aurais aimé te voir souffler les bougies, j’aurais aimé te regarder t’éveiller et être le premier à te souhaiter un joyeux anniversaire et j’avais même un cadeau pour toi… Te souviens-tu de notre visite à l’Ateneo Grand Splendid ? Je parcourais les allées frénétiquement pour trouver un certain livre. Tu m’as demandé son titre et j’ai balbutié une excuse pour ne rien révéler. Introuvable, ni en anglais original ni traduit en espagnol ! Arrivé à Paris, je suis allé faire un tour aux Mots à la bouche ; il y a toujours un amoncellement d’ouvrages entre lesquels il faut se faufiler. Eh bien ! Je suis tombé sur le livre en question, dans une traduction française. Je voulais t’offrir Walden, ou la vie dans les bois de Henry David Thoreau.

En 1845, Thoreau construit une cabane de 13m2 près du lac Walden et part vivre dans les bois deux ans durant au rythme de la nature. De cette expérience, il publie ce qui sera considéré comme la Bible de l’écologie : Walden, ou la vie dans les bois. Ce texte relate donc, saisons après saisons, cette expérience de vie autosuffisante et frugale, vivifiante aussi, passée au plus près de la nature. On est dans le cadre de la simplicité volontaire, supprimer tout ce qui est futile, tout ce qui est inutile, c’est la pauvreté volontaire dans une Amérique qui vantait la richesse. Dans son livre, Thoreau nous dit qu’il est possible de créer un mode de vie respectueux de la nature, simple, à la fois poétique, esthétique, et d’atteindre une forme de bonheur.

Un des épisodes de la série catalane Merlí était axé sur cet ouvrage et nous en avions parlé. Je t’avais dit combien j’aimais ce livre et je suis certain que tu découvriras sa valeur, un jour. Ton rapport à la nature m’a toujours émerveillé : tu la connais, tu l’observes, tu la respectes et je sais combien elle t’est nécessaire. Mon sac à dos regorge de souvenirs heureux de randonnées à deux, à rester silencieux tout en haut d’une montagne ou à observer la floraison unique du cactus à minuit dans le jardin. Tu es économe, tu sais te contenter de peu tout en valorisant ce que tu détiens. À Grenade, tu cherchais un ouvrage de Federico García Lorca mais tu ne voulais l’acheter qu’en usagé. Tu comprendras maintenant pourquoi j’ai également prétendu être très intéressé par tous les vieux stocks de livres à Buenos Aires… C’est que je cherchais ton cadeau… (Tu le retrouveras en format PDF ici.)

« Un homme est riche de tout ce dont il peut se passer. » 

Henry David Thoreau

Aujourd’hui, alors que tu fêtes tes 31 ans, je te parle de Thoreau, le père de l’idée de décroissance. Je pense à nous, à ces matins que je voulais encore vivre avec toi, dormir dans la tente et surprendre le soleil levant. Là, dans l’immensité de la nature, Pacha Mama nous aurait couvert de sa protection et nous aurions partagé la sérénité. Aujourd’hui, je dois apprendre à me passer de toi, volontairement. La nature est cruelle…

Ce soir, une conférence intitulée «Menos es más: el relato breve latinoamericano» est programmée à la bibliothèque Cervantes. Je ne sais que trop combien notre récit latino-américain fut bref. Aussi, j’irai probablement de l’autre côté, à la bibliothèque des enfants, pour mon cours de yoga. Je te dédierai ma pratique et célébrerai ton anniversaire en me tenant debout en tadasana, la posture de la montagne…

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