Silence NC15

Journal de l’éloignement – Ce matin-là, je réalisai que si l’on perd le cap dans sa vie, on dispose alors d’au moins deux options…

et dont la page se tourne la nuit.

qui s’écrit le jour

Un journal de l’éloignement


J’ai retrouvé Muriel à Amsterdam et fait la connaissance de Stéphane, notre skipper pour la traversée vers Saint-Brieuc. En route vers Ijmuiden, le port où est amarré le voilier Pollux, nous discutons de voyages autour du monde, styles de vie et régimes alimentaires. Stéphane a vécu de longues et riches années au Vénézuela. Il y a découvert le travail du Dr. Nhat, un Indien ayant étudié à Madras (l’actuelle Chennai, où j’ai vécu cinq ans) avant de s’établir et de travailler à Caracas. Comme toujours, les chemins des voyageurs se croisent… Il parle couramment espagnol, bien sûr, et cela me rappelle le temps passé en Colombie, proche de la frontière avec le Vénézuela… Silence journal éloignement

Le voilier nous attend dans la marina. Il faut tout d’abord ranger les victuailles puis nettoyer le pont, préparer la route, penser la sortie du port. Enfin, tout est prêt, chacun est à son poste et nous larguons les amarres ! Dans le soleil couchant, Pollux s’élance et prend la mer. Il y a du vent, les cris des mouettes, et la sensation de quitter la terre et ses tracas.

J’observe et j’aime les gestes précis, méthodiques voire rituels de Stéphane. Il partage ses connaissances et je l’écoute attentivement. À 23 h., je débute mon premier quart pour une durée de deux heures. Nous sommes dans la zone très fréquentée de Rotterdam, le plus grand port d’Europe. Muriel et Stéphane se retirent dans leur cabine respective et je m’installe aux commandes de Pollux. Dehors, dans le froid de la nuit noire, je suis entouré de navires aux feux allumés. Je ne connais pas le bateau, je n’ai pas une grande expérience et il me semble que je navigue à l’aveugle et seul. Quelle est ma responsabilité ? En réalité, le cap a été tracé et les instruments de bord gèrent les paramètres ; il me faut juste vérifier que rien ne vient contrecarrer la trajectoire. En cas de problème, je dois réveiller l’un ou l’autre des co-équipiers qui dorment pendant que je tiens le cap.

Je sors sur le pont, face à la barre, pour être davantage au cœur de l’action qu’en restant assis au poste de contrôle. Tout autour de moi virevolte le ballet nocturne des navires. Je sens le vent dans les voiles, comme je sentais la lumière sur scène. C’est une sensation qu’on m’avait apprise : comment se mouvoir sur le plateau pour recevoir la lumière et percevoir la chaleur du projecteur sur sa peau. Pour le vent, c’est pareil. Je pense à toutes les analogies entre la navigation en mer et dans la vie. Je perçois le crépitement de la radio et les voix inconnues qui se manifestent dans la nuit ; les êtres humains qui m’entourent et avec lesquels je partage cette immense étendue d’eau. Je comprends que cette aventure en mer va m’être extrêmement bénéfique car il s’agit d’observer bien au-delà de moi. Depuis deux semaines, ma boussole était axée sur mon monde intérieur. À présent, mon esprit est occupé à ressentir à l’extérieur de moi. Même si je suis seul face à la barre, je vois bien que je dois prendre soin de la situation dans laquelle je suis placé : je suis de quart, j’ai la responsabilité du bateau et nous sommes trois à bord.

Soudain, le courant modifie la trajectoire de l’embarcation. Avec grand bruit, les voiles claquent dans le vent, les instruments de bord s’affolent, les voyants rouges s’allument au poste de commande. Je dois prendre une décision, ou prévenir mes co-équipiers, quand je sens Stéphane debout derrière moi. Dans son sommeil, il a compris la situation et s’est levé. Sans aucun mot brusque, il prend en main la route du voilier et nous stabilise. Son intervention est la bienvenue, elle représente un soutien immédiat et spontané. Dans la nuit noire qui nous entoure, elle est pour moi très symbolique.

Le danger passé, je me retrouve à nouveau en charge. Je termine mon premier quart à 1 heure du matin, Stéphane reprend la barre jusqu’à 3 heures, puis Muriel enchaîne. A 5 heures, c’est à nouveau mon tour et j’espère voir le jour se lever, profiter de ce moment de calme et de solitude à la barre, avec mon mate. Dès que je le peux, j’aime contempler l’horizon, à l’endroit où le ciel et l’océan se confondent, ainsi que le préconise Marina Abramović ; autant dire que seul à la barre du voilier, je suis ravi de cette opportunité à 360°.

Ce matin-là, je réalisai que si l’on perd le cap dans sa vie, on dispose alors d’au moins deux options. La première est de couler : on tombe à l’eau et on s’endort dans le froid pour ne plus se réveiller. La seconde est d’avancer : on attrape le vent dans ses voiles et quand il n’y souffle plus, on accepte le changement, on oriente à nouveau son bateau pour aller de l’avant.


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