Silence NC18 © GILLESDENIZOT 2019
histoires, silence

Silence NC18

Journal de l’éloignement – Tu savais, n’est-ce pas, que c’était notre dernière fois et que notre histoire était terminée pour toi ?…

et dont la page se tourne la nuit.

qui s’écrit le jour

Un journal de l’éloignement


Soixante-et-un jours sans toi ; le 3 mai 2019, tu me déposais à l’aéroport de Buenos Aires.

Nous y avons échangés nos derniers mots, notre dernier baiser, notre dernier regard. En me remémorant ces dernières images, en me concentrant mentalement sur tes yeux et tes réactions, je vois maintenant ce que je n’avais pas voulu (ou pu) voir alors.

J’ai passé les contrôles de sécurité avec l’intuition qu’il ne fallait pas partir, qu’en partant j’allais te perdre ; je t’ai perdu.

Quelqu’un m’a récemment demandé pourquoi je ne suis pas revenu immédiatement sur mes pas. Si j’avais eu vingt ans, je l’aurais fait. Mais je n’ai plus vingt ans et toi non plus. Je pensais que ta parole était ferme et loyale et je t’ai fait confiance. J’aurais surtout dû avoir le courage de voir que c’était fini pour toi, malgré les merveilleux derniers jours et tout ce que nous avions vécu, tout ce que nous avions projeté de vivre encore. Le bandeau que nous portons sur les yeux (par ignorance ou pour nous protéger de la douleur du monde) nous épargne temporairement et nous acceptons d’être maintenus dans le flou. Inévitablement, un jour, le bandeau se déchire et le monde se révèle à nous. Nous voyons la réalité des choses et nous devons l’accepter. Cela fait bientôt trois semaines que je n’ai plus aucun contact avec toi et pourtant, je n’ai toujours pas encore totalement accepté. Je sais que notre histoire est terminée, c’est le premier pas dans le voyage de l’éloignement mais il me reste encore beaucoup de chemin à parcourir. Car savoir n’est pas pouvoir. Un jour, je me rendrai à l’évidence et je serai libéré.

Tu savais, n’est-ce pas, que c’était notre dernière fois et que notre histoire était terminée pour toi ?

Tu le savais, mais tu m’as laissé t’embrasser (ce fut notre dernier baiser, un baiser presque volé, un baiser désespéré dont je ressens encore toute l’amplitude), tu m’as laissé te demander si nous allions nous revoir à Barcelone et tu m’as dit (mais ton regard avait décroché juste avant de répondre). Peut-être n’avais-tu pas le courage à ce moment de dire non, mais rétrospectivement, il me semble que tu le savais.

Tu le savais, mais tu as accepté que notre mate reste avec toi. Tu avais eu une réaction de surprise quand je te l’avais proposé (là aussi j’aurais pu voir que tu savais). Tu as continué à poser tes lèvres sur la bombilla, là où j’avais posé les miennes. C’était mon premier mate, je l’avais acheté à Tucumán et j’avais fait graver la mention #Off2Sudamérica 2018-2019

Tu le savais, mais tu as continué à communiquer, à planifier notre vie ensemble, à me dire «Buenos días guapetón» et «Buenas noches hermoso» et «Yo también te amo».

Tu le savais, avant même de me dire « au revoir » à l’aéroport, mais tu ne m’as pas dit « adieu ». Nous parlions souvent du sens des mots en espagnol et nous avions d’ailleurs évoqué la différence entre les expressions «Hasta luego» et «Adiós». Pour toi, il n’y en avait aucune et l’on pouvait utiliser indifféremment l’une ou l’autre. Pour moi, la première portait en elle la possibilité d’une nouvelle rencontre, la dernière indiquait qu’il n’y aurait probablement pas de suite.

Dans « Les 5 blessures qui empêchent d’être soi-même », Lise Bourbeau précise la distinction entre « Abandonner » et « Rejeter » : Abandonner quelqu’un, c’est s’éloigner de lui pour autre chose ou pour quelqu’un d’autre. C’est dire : « Je ne peux pas. » Rejeter quelqu’un, c’est le repousser, ne pas vouloir l’avoir à ses côtés ou dans sa vie. C’est dire : « Je ne veux pas. »

Tu savais que tu ne pouvais plus et tu me l’avais dit, mais moi je ne savais pas alors que tu allais abandonner. Je pensais que c’était un état temporaire, causé par la fatigue d’un long voyage. En définitive, tu as écrit les mots « Je ne veux plus » mais en édulcorant le message de rejet : je ne veux plus vivre avec toi mais je veux toujours t’avoir dans ma vie.

Et ça, je ne sais pas si je peux, je ne sais pas si je veux.

Tu m’as laissé t’embrasser, tu m’as laissé te demander si nous allions nous revoir à Barcelone et tu m’as dit oui, j’ai embarqué et la porte s’est fermée, l’avion a quitté Buenos Aires, j’ai vu la terre s’éloigner, j’ai pensé très fort à nous et j’ai souhaité que la vie nous protège pendant les deux mois d’attente. Tout ce temps, j’étouffais la voix intérieure qui hurlait : « C’est fini pour lui. »

Moi aussi, je le savais mais je ne pouvais pas, je ne voulais pas le savoir.