Silence NC19 © GILLESDENIZOT 2019
histoires, silence

Silence NC19

Journal de l’éloignement – Et si écrire ces mots tous les jours ne me guérissait pas ? Et si, au contraire, écrire me rapprochait de toi… ?

et dont la page se tourne la nuit.

qui s’écrit le jour

Un journal de l’éloignement


Toutes les bonnes choses ont une fin, cette aventure extraordinaire aussi.

L’équipage de Pollux a nettoyé le bateau, visité Saint-Brieuc en bénéficiant des anecdotes de Stéphane, rencontré des marins et des artisans, acheté de l’onctueux caramel au beurre salé et du Kouign Amann (oh la la comme c’est bon ça), mangé des galettes de blé noir et bu des pichets de cidre, ouvert grands les yeux pour surprendre des bigoudènes (sans succès), hurlé de rire en criant « Pirrrrrates » à tout moment (et surtout lorsqu’on s’y attend le moins), dansé sur le pont au son du biniou pour notre dernier apéro, bref… une fin de convoyage qui ne nous a laissé que quelques heures de sommeil avant de sauter dans un TGV pour Paris.

J’ai accompagné Muriel dans le dédale du métro jusqu’à la gare de Lyon (tiens, c’est là que je t’avais rencontré…). Nous avons parlé d’EFT Tapping, de voyages, de projets, la tête et le corps toujours un peu chaloupés…

La pluie tombait sur un Paris froid et morose. Je n’avais aucune envie de sortir et je suis donc resté au chaud pour mettre de l’ordre dans mes notes et écrire les billets des jours précédents. Je me suis souvenu qu’à quelques reprises, certaines personnes m’avaient demandé pourquoi j’écrivais cette série « Silence », pourquoi je publiais ces pensées intimes, pourquoi je partageais chaque jour au lieu de produire un recueil d’un seul jet. Ce sont des questions légitimes auxquelles j’ai cherché des réponses.

En premier lieu, je fais ce que je veux.

Cela vous paraît indécent, incompréhensible, insensé ? Vous n’êtes pas à ma place et nul ne vous oblige à lire ou à en faire autant. En ce qui me concerne, quand il devint évident que mon histoire avec N. était fracassée (également dans le sens espagnol de fracaso), j’ai trouvé refuge dans l’écriture quotidienne. Faire sortir les mots et les voir devant moi était l’unique moyen de ne pas angoisser. Il fallait que toute ma tristesse sorte, ma colère aussi. J’ai décidé de m’octroyer une période « No Contact » que j’ai évaluée à un mois. Je m’étais dit que, selon ce que j’allais découvrir en chemin, je pouvais aménager ce délai à 21 jours minimum, ou davantage si j’en ressentais le besoin. Il m’était nécessaire d’explorer ce voyage de l’éloignement, en documenter chaque journée, m’en servir pour transfigurer l’expérience (comme m’a dit un jour mon père), m’astreindre à une discipline quotidienne pour garder pied, pour ne pas me faire engloutir, pour sortir vivant de ce cauchemar.

Cela vous paraît exagéré ou dramatique, vous n’êtes pas à ma place (et vous avez de la chance). Chacun fait l’expérience du deuil comme il le peut. J’aime particulièrement ce qu’en dit l’écrivaine américaine Joan Didion :

« Grief, when it comes, is nothing like we expect it to be. (…) Grief has no distance. Grief comes in waves, paroxysms, sudden apprehensions that weaken the knees and blind the eyes and obliterate the dailiness of life. Virtually everyone who has ever experienced grief mentions this phenomenon of ‘waves’. »

Joan Didion, The Year of Magical Thinking, 2005

En écrivant cet essai autobiographique, Didion explore volontairement ses souvenirs et étudie le mécanisme du deuil, de la séparation, de l’absence. Qui sommes-nous pour émettre un jugement sur sa démarche ?

Quelques jours après avoir entamé ce voyage de l’éloignement, j’avais griffonné la note suivante. Le moment est venu de la partager, comme elle m’est venue :

« Et si écrire ces mots tous les jours ne me guérissait pas ? Et si, au contraire, écrire me rapprochait de toi ? Après t’avoir tout dit, tout mis à plat sur la feuille, il n’y aura plus rien de vivant ; les souvenirs auront été triés puis archivés. Il y aura peut-être même une immense distance entre nous ? Tu resteras toujours dans mon cœur, je viendrai t’y rendre visite et j’y séjournerai un temps, le temps de me souvenir de neuf mois durant lesquels j’ai touché du doigt le bonheur et entrevu ce qu’aurait pu être ma vie avec toi. Mon cœur se contractera toujours un peu en pensant à l’amour que j’ai perdu. »

Cela vous semble plus clair ? Vous n’êtes toujours pas à ma place mais vous commencez peut-être à comprendre qu’un des bienfaits de l’écriture est de transcender la vie quotidienne, que vous soyez un écrivain reconnu ou non. Je l’avais déjà fait auparavant ; cela avait donné « Pasticcio Madras » et « iktsuarpok ». Vous ne saviez pas d’où venait mon inspiration ? Maintenant vous savez. Durant le cycle de neuf ans qui se termine (on y croit) cette année, j’ai vécu trois histoires et trois ruptures (sans compter celle avec l’Inde, mais le récit, bien qu’en cours, est terriblement difficile). Entre l’écriture puis la mise en scène de ces deux spectacles lyriques et la rédaction de Silence, je ne vois pas de grande différence. Mon travail personnel nourrit ma créativité et devient un projet artistique que je partage ensuite sous une forme ou une autre. Certains photographient leur repas et vous le montrent via Instagram, moi c’est une photo par jour depuis trois ans et des histoires d’errance amoureuse…

Je crois que je ne suis pas le seul. Mon amie Elisabeth (à qui j’avais également présenté N.) vient de me donner matière à réflexion sous la forme d’une quatrième de couverture, celle de « La nuit, j’écrirai des soleils », le dernier livre de Boris Cyrulnik, paru cette année. Je n’ai lu que cette page, pas le livre dans son intégralité, mais je ne résiste pas au plaisir de citer certains passages :

« Combien parmi les écrivains (…) ont combattu la perte avec des mots écrits ?
Pour eux, le simple fait d’écrire changea le goût du monde.
Le manque invite à la créativité. La perte invite à l’art (…) Une vie sans actions, sans rencontres et sans chagrins ne serait qu’une existence sans plaisirs et sans rêves, un gouffre de glace.
Crier son désespoir n’est pas une écriture, il faut chercher les mots qui donnent forme à la détresse pour mieux la voir, hors de soi. Il faut mettre en scène l’expression de son malheur.
L’écriture comble le gouffre de la perte, mais il ne suffit pas d’écrire pour retrouver le bonheur.
En écrivant, en raturant, en gribouillant des flèches dans tous les sens, l’écrivain raccommode son moi déchiré. Les mots écrits métamorphosent la souffrance. »

Alors j’écris, pour cette raison et pour toutes les autres. Je l’avais dit en entamant ce voyage de l’éloignement :

« Quand ce silence aura pris fin, je serai un autre homme
Et tout sera possible »