#HolaMadrid novembre vide
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#HolaMadrid — Novembre, ou le vide

Novembre à Madrid… paradis artificiel, miroir aux alouettes, et grande cité du vide !


L’automne avait chassé le suffocant été, invitant à de longues promenades entre les arbres dont les feuilles tombaient. J’avais envie de musées silencieux, de meriendas bien douces… un moelleux au chocolat, des fruits de saison, un thé gourmand et quelques friandises, des marrons, des potimarrons, des ronds de fumée… un film de Billy Wilder ou de Jaques Tati, des vers d’Apollinaire, un solo de Miles Davies… #HolaMadrid Novembre vide

#HolaMadrid — Novembre, ou le vide

Novembre me fit croire que l’automne serait chaleureux et, pendant une dizaine de jours, je me laissais porter ainsi. Je vivais le moment, durant de longues fins d’après-midi, quand le parfum d’une bougie se mêle à la musique de Brahms. (Chaque fois qu’arrive l’automne, je pense que c’est peut-être mon temps favori de l’année. Mais à la saison nouvelle, je change de forme et me laisse séduire par le ciel bleu et le froid sec, puis par les giboulées et les tulipes, pour retrouver enfin la chaleur et la lumière que j’aime tant.)

Mais en novembre, Madrid me travailla au corps, sans me laisser ni choisir ni résister. Le tourbillon de distractions futiles, de cañas sobre las nueve et de tienesganas tentaient d’imposer toutes sortes d’échappatoires tentaculaires face au spectre d’un (re-)confinement tant redouté. Madrid, paradis artificiel, miroir aux alouettes, et grande cité du vide !

De la douceur, il n’y en eut point.

#HolaMadrid — Novembre, ou le vide

Tout avait pourtant bien commencé… J’avais en bouche le sucré-salé de fromages et de poires, rincé de gorgées de vin rubis. J’avais faim de calme, d’amis choisis, de photos accrochées à des parois blanches et lisses.

Mais c’était sans compter avec les excités, lancés dans une course sensorielle effrénée, ceux qui sonnent à ta porte au milieu de la nuit et t’envahissent pour mieux te duper. (Mejor dicho : ceux que tu as laissés t’envahir, que tu n’as pas su identifier ou dont tu n’as pas pu te protéger. Ils te tiendront longtemps, mais tu finiras pas apprendre à t’arracher de leurs griffes. La prochaine étape sera d’éviter le miroir aux alouettes.)

Heureusement, il y avait aussi celles et ceux qui avaient pensé l’attente, l’urgence, le vide, la maladie et la mort, alors que le temps s’était arrêté. Fundación ENAIRE y PHotoESPAÑA publièrent Tiempo detenido, une mémoire photographique du confinement en 42 histoires de différents auteurs espagnols, un magnifique hommage à la narration des vies, à la suspension du temps.

Tiempo detenido, mémoire photographique du confinement

Parmi les catégories des témoignages (AusenciaUrgenciaEspera), mon instinct me poussa vers la quatrième et m’obligea à chercher la définition du mot, dont la vue et le son m’attiraient : Ensoñación (n. f. : événement, projet, aspiration ou chose que l’on désire ardemment ou que l’on poursuit même s’il est très peu probable qu’il se réalise et auquel on pense avec plaisir)

« L’imagination n’est pas la fantaisie ; elle n’est pas non plus la sensibilité, bien qu’il soit difficile de concevoir un homme imaginatif qui ne serait pas sensible. L’imagination est une faculté quasi divine qui perçoit tout d’abord, en dehors des méthodes philosophiques, les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies. »


Charles Baudelaire, Notes nouvelles sur E.A. Poe, III, (1857)

Au Visit Spain du catalan Ramón Masats (dont je parlais en octobre), répondit Jacques Léonard (Paris 1909 – Girona 1994) et ses gitans de Montjuïc. Aventurier, barman, scénographe, photographe, cinéaste, écrivain, artisan et fasciné par le peuple gitan, Jacques Léonard était tombé amoureux de Rosario Amaya (une gitane des barracas de Montjuïc) et de Barcelone, et s’y était installé. Il avait ainsi pu photographier cette communauté de l’intérieur, dans les années 1960.

Le voyage immobile, commencé à Montjuïc, me fit retrouver ma Passion of Andalucia, un court-métrage (spectaculaire) de Brandon Li, premier prix des Travel Video Awards 2020. Du sud de l’Espagne à Tanger, il n’y a qu’une courte distance trompeuse, un chant des sirènes qui séduisirent Ulysse. Sans me déplacer, je retournais à mon cher Instituto Cervantes. Le programme en ligne #FlamencoParaMarruecos me donna la chance de découvrir six artistes, dont le guitariste Amós Lora. Celui-ci, en survêtement et baskets, est l’exemple même de l’art flamenco moderne et vivant, survivant depuis des siècles, voyageant d’Inde à l’Espagne, sans visa. Je venais d’ouvrir la boîte de Pandore…

Pourquoi les photographies des gitans de Jacques Léonard me touchent ? Pourquoi l’extinction des feux à la Cañada Real me révolte ? Pourquoi le ¡Ay! expose la douleur de l’âme et du corps, la profondeur des sentiments, le chagrin de l’exil ? On peut expliquer ce lien viscéral de diverses manières, mais il en est une qui prend tout son sens. On la trouvera dans l’ethnologie, dans l’origine du peuple gitan : l’Inde. Chassés au Xe siècle, leur exode les force à traverser la Perse, l’Arabie, l’Afrique du Nord. Cinq siècles plus tard, en 1425, les gitans parviennent enfin en Andalousie. Mon aïeule, la señora Sitbona, ne les rencontrera pas ; elle mourra à Tolède en 1349. En 1492, les Juifs séfarades seront expulsés d’Espagne et un autre long exil débutera…

Le flamenco a toujours résonné en moi, comme le cajón d’Antonio del Pino ou celui des élèves de Chennai. Un ¡Ay! suffit à me catapulter dans cet espace atemporel — étrangement, une note de Wagner me produit le même effet — dont je peine à m’extirper. Longtemps, je suis resté respectueusement à distance, me contentant d’écouter. Puis, en 1989, une production de Carmen en Allemagne me permit de rencontrer la danseuse Amparo de Triana. Hors scène, je commençais à oser m’écarter des principes vocaux de l’opéra ; sur scène, celle du Festival d’Ambronay, je chantais les Canciones Populares Españolas Antiguas de Federico García Lorca. Durant le confinement, je m’inscrivis au cours Cante Flamenco Tech de l’UPF, l’Universitat Pompeu Fabre de Barcelone. Un projet passionnant qui intègre les technologies actuelles d’analyse sonore et musicale dans leur application au chant flamenco, une approche interdisciplinaire d’acoustique, du traitement du son et du chant. (Sí, tinc un diploma.)

Federico García Lorca revalorisera la culture populaire andalouse qui servira d’élément contestataire dans une nouvelle époque de répression et de censure des libertés, comme le fut plus tard le franquisme. Le flamenco se retrouve même au cinéma, en particulier dans la trilogie de Carlos Saura et Antonio Gades que je montrais à mes élèves à Chennai : Bodas de sangre, Carmen, El Amor brujo. Vous souvenez-vous de Fuego au Teatro Real ?

#HolaMadrid — Novembre, ou le vide

Ce voyage entre l’Inde et l’Espagne — via Tanger — prit fin avec Amós Lora. Parfois, au détour d’une rue de Lavapiés, une annonce de DELE A2 écrite en bengali me rappelait mon propre voyage et mon immobilité. Ces gens que j’avais aimés, ces lieux que j’avais découverts, éparpillés sur la carte, mais qui peuplaient mon monde. À l’absence et à l’attente de Tiempo detenido s’ajoutait l’espérance de les revoir un jour, Insh’Allah.

Mais, ¡AY! Sandrine m’annonça la mort de Bill Pelke. Ce soir-là, je n’ai pas résisté au chagrin mêlé de gratitude. Comme le propose le flamenco, se canta y se llora a la vez para que no se nos pudra la pena. Je devais chanter et pleurer en même temps. Chanter les moments uniques que j’avais vécus aux côtés de Bill et la confiance qu’il me témoigna comme secrétaire de Journey of Hope. Pleurer son trop rapide oubli et déplorer l’hypocrisie de certains abolitionnistes, le trop peu d’hommages au moment de sa mort puis de son Jahrzeit. Mais surtout, ne jamais oublier sa grande leçon :

Step by step, from violence to healing:
the answer is love and compassion for all of humanity.

Bill Pelke (16 septembre 1947 — 12 novembre 2020)

Pas à pas, disait Bill. Le lendemain, en chemin vers la Bibliothèque Nationale, je passais devant Matadero Madrid où j’avais présenté l’avocat indien Yug Mohit Chaudhry à Bill… Arrivé à destination, le pas à pas de Bill se reflétait dans le célèbre «Se hace camino al andar» de Machado. Quand certains sont presque oubliés un an après leur mort, d’autres comme Miguel Delibes sont encore célébrés cent ans plus tard. Vous lirez ici mon billet sur l’exposition. Je persiste à vouloir terminer son livre, dont le proverbe arabe en exergue nous rappelle qu’un ami fait souffrir autant qu’un ennemi…

Pourquoi #HolaMadrid — Novembre, ou le vide ? Parce que je n’ai aucune note, aucune photo, aucun souvenir de la deuxième moitié du mois. Le vide absolu. Il y a des chocs si intenses qu’ils vous anesthésient, comme cette phrase vue à Lima «Hay golpes en la vida, tan fuertes… ¡yo no sé!»

#Off2Sudamérica Lima Pérou
#Off2Sudamérica Lima, Pérou 2018-2019 ©GILLESDENIZOT

Je me souviens juste d’avoir regardé le documentaire Yeh Ballet, puis le film. J’avais entendu parler de ce jeune danseur de Mumbai en 2017 par un reportage de la BBC ; cela m’avait ému. Là aussi, j’avais chanté et pleuré en me souvenant… Le 26 novembre 2011, je posais le pied en Inde, en pleine nuit, en pleine mousson ; au matin, je rencontrais mes futurs élèves et je sentais que j’étais arrivé à la maison. Un voyage prenait fin, un autre commençait. Comme Yehuda Maor, j’ai dû m’adapter, j’ai connu les difficultés et les joies de l’enseignement. J’ai aussi vécu les terribles inondations de 2015 ; alors que j’écris ce billet, Chennai est une nouvelle fois sous les eaux…

#HolaMadrid — Novembre, ou le vide

#LuzParaLaCañada

Le 2 octobre 2020, l’entreprise Naturgy et le Gouvernement de la Communauté de Madrid décident de couper l’électricité à près de 4 000 personnes, dont 1 800 enfants, qui vivent désormais dans l’obscurité. Cela se passe à la Cañada Real Galiana, à 12 kilomètres de la capitale, le long de l’autoroute M50 : le plus grand bidonville d’Europe occidentale.

Treize mois plus tard, le courant n’est toujours pas rétabli. Il y a un mot pour ça en espagnol : vergüenza.