Être bien, ici et maintenant
Arrive un temps dans la vie où on comprend que quoi que l’on fasse, cela ne plaira pas. Eh bien, soit. Voici #HolaBarcelona journal décembre 2021
Pourquoi j’habite à Barcelone ? Est-ce que je vais y rester ? Pourquoi j’apprends le catalan, l’arabe, le hindi ? Pourquoi je chante si peu en public ? Vais-je continuer d’enseigner le chant ? Vais-je retourner en Inde ? Des questions complexes et superflues auxquelles seule une réponse candide me semble pertinente : je vais bien. Ici et maintenant, je vais bien. Je me fous totalement que le monde pense comme moi ou non. Ce qui importe, ici et maintenant, c’est que je sois en accord avec moi-même.



Je n’ai pas (encore) terminé La sombra del ciprés es alargada, de Miguel Delibes ; l’ombre de ce cyprès me paraît bien trop allongée. Je l’ai posé sur la rambarde de la fenêtre et lui ai imposé d’attendre. C’est qu’il finirait par me dégoûter de la lecture, le bougre ! Alors, j’ai pris entre mes mains La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr :
« Dans les livres où ils règlent leurs comptes, ou interrogent simplement une relation difficile avec eux, il finit toujours par apparaître un peu d’amour, un peu de tendresse qui atténue le pur élan de leur pure violence. Quel gâchis ! La vie leur offre un cadeau inespéré, et ils bazardent tout dans le sentimentalisme idiot qu’on a pour nos géniteurs. Quel gâchis immonde ! »
Depuis 2016, j’apprends à m’accommoder des détours que la vie m’impose. Poser mon sac ici plutôt que là-bas ? Expliquer ne sert à rien, puisque personne n’écoute vraiment. Il y a bien trop de sollicitations, d’attrape-nigauds, d’égoïsme galopant. Sois vulnérable — qu’ils disaient — mais là n’est pas la clef. La réussite se mesure à présent à l’aune de la rentabilité immédiate, du gaspillage insouciant. Si l’on lisait entre les lignes, on percevrait le dessein ultime…



Durant le grand confinement, j’avais repris le contact avec mes élèves. Il me semblait impossible d’enseigner le chant à travers un écran, mais contre toute attente, cela avait fonctionné. Pour eux peut-être et pour moi certainement. Je n’ai pu revenir habiter cet espace de transmission qu’à ma manière : du soutien quotidien et gratuit.
— Mais, tu ne les as pas fait payer ?
— Non, mais en échange, j’ai reçu de la joie et le sursaut d’estime nécessaire pour reprendre ce chemin. En somme, une farandole d’expériences humaines dont j’ai été le témoin.
L’une fit la moue, mais n’en pensa pas moins. L’autre s’illumina : « Mais quelle expérience formidable ! Tu dois l’écrire ! Voilà ton nouveau livre ! » Chacune avait raison : raconter est important ; le contraire aussi. L’essentiel est d’avoir vécu ce temps de partage. Quelquefois, le pourquoi du comment ne s’explique pas. Il se découvre ensuite.
Chanter, de New York à Casablanca — #HolaBarcelona Journal de décembre
Le 1ᵉʳ décembre, je suis habituellement à New York pour un concert Benson AIDS Series. Mais Mimi est morte le jour de la fête de la musique, le 21 juin 2021. J’ai évoqué ici ma rencontre avec celle qui deviendra ma partenaire lors de multiples concerts, opéras, enregistrements, de Lincoln Center au Festival d’Édimbourg, sur une période de près de trente ans. (Qui a dit que j’étais incapable de maintenir une relation de longue durée ?)
Le film de Rohan Spong fera office d’album-souvenir et si la pandémie me l’autorise, je retournerai chanter à New York.
Le lendemain de la Journée mondiale contre le SIDA, ma prof de catalan nous emmène au MACBA, le musée d’art contemporain. Mes camarades de classe et moi découvrons l’exposition Un segle greu (un siècle bref) :
À travers un parcours chronologique de 1929 à nos jours, l’histoire est racontée du point de vue de Barcelone et de son contexte immédiat. Chacun de nous doit choisir une œuvre et en parler — en catalan – ; je signale la grande peinture murale de Keith Haring, réalisée en 1989. Un serpent dévore tout ce qui se trouve devant lui, sous le slogan : « Ensemble, nous pouvons arrêter le SIDA ». J’apprends que dès le lendemain, « des gens avaient dessiné des pénis, des graffitis, toutes sortes de conneries sur la fresque. Personne ne se souciait du fait que c’était un Keith Haring, les gens voulaient de la nourriture, de la drogue ou autre. Il savait que lorsqu’il l’a peinte, tout allait être démoli inévitablement. Cela ne lui posait pas de problème. » Haring est mort un an plus tard de complications liées au SIDA. Je suis sensible à cette notion de valeur passagère, surtout quand le temps en décide autrement et que l’œuvre survit.



Quelques jours plus tard, je retourne dans le Raval pour le dernier film de Nabil Ayouch : Haut et fort / Casablanca Beats علّي صوتك. Après Much loved et Razzia, vus en dépit de la censure alors que je vivais à Tanger, c’est à la FilmoTeca de Barcelone que je retrouverai la darija et l’énergie contagieuse du rap marocain.
Dans ce quartier de Casablanca, la rage aveugle du terrorisme prit racine dans le terreau du racisme, de la pauvreté et de l’humiliation. Des années plus tard, c’est l’encre de leurs chansons qui arme le bras de la jeunesse. Les voici sur le tapis rouge du Festival de Cannes 2021 ; c’est la première fois que l’équipe de rappeurs, comédiens, chanteurs, danseurs du film sort du Maroc (on imagine les sueurs froides des diplomatiques officiels français…) J’adore ! Les eunuques de la critique peuvent écrire ce qu’ils veulent, il n’en reste pas moins que les jeunes ont parlé. Car Haut et fort est un film sur la transmission, ou comment donner les outils de l’émancipation. (Malraux disait que la culture doit aller vers les gens ; Mimi le pensait aussi en amenant la musique de l’Upper West Side à la Lower East Side.) Il y a le Bronx de Get Down, il y a ce souvenir de la troupe de théâtre de Tanger, il y a du May B et des Indes galantes aussi…
« Jouissons dans nos asiles, jouissons des biens tranquilles. Ah, peut-on être heureux quand on forme d’autres vœux ? »
Œuvre phare du siècle des Lumières, Les Indes galantes s’apparentent à un éblouissant divertissement. Mais le premier opéra ballet de Rameau témoigne également du regard ambigu que l’Européen pose sur l’Autre, le Sauvage… En 2017, le réalisateur Clément Cogitore signa un film explosif et très remarqué avec le concours de danseurs de Krump. En 2019, avec la chorégraphe Bintou Dembélé à l’Opéra Bastille, il s’empara de cette machine à enchanter dans son intégralité pour la réinscrire dans un espace urbain et politique dont il interrogea les frontières. Un des personnages de Haut et fort revendiquait son droit à vivre dans son pays, sans devoir risquer la traversée meurtrière vers l’Italie… Il n’est pas le seul, j’ai rencontré de nombreuses personnes qui veulent changer leur monde, depuis chez eux sans devoir émigrer. J’en connais d’autres qui étaient bien heureux d’enfin recevoir le contrat qu’ils méritent, même si traverser la rue signifiait s’exiler à des milliers de kilomètres de la France.



On a vraiment envie de hurler : foutez-nous la paix avec votre rentabilité, vos visas, votre regard condescendant ! Laissez-nous être heureux, de ci, de là, et maintenant !
Gaudí, entre Tanger et Barcelone — #HolaBarcelona Journal de décembre
Il y a plus d’un siècle, en 1892 pour être précis, Tanger aurait pu s’enorgueillir de voir s’ériger une œuvre maîtresse d’un grand architecte catalan. En effet, l’ordre des franciscains caressa l’idée de faire construire une grande église par Antoni Gaudí, en lui laissant le libre choix d’élaborer une conception architecturale très personnelle. Mais c’est à Barcelone que je verrai l’illumination d’une étoile à 12 branches de 5,5 tonnes et de 7,5 mètres de long. Réalisée en verre texturé et en acier inoxydable, elle couronne désormais la neuvième tour construite sur les 18 envisagées. Antoni Gaudí disait : Per fer les coses bé és necessari: primer l’amor, segon la tècnica. (Pour bien faire les choses, il est nécessaire : en premier l’amour, en second la technique.) J’ai été étrangement ému de voir cette étoile s’allumer pour la première fois et je ne peux pas m’empêcher de la contempler à la nuit venue. C’est un projet fou que je ne peux qu’aimer ! Je retiens de cette célébration la première du Magnificat composé par Marc Timón (exilé depuis 2015 à Los Angeles) et interprété par l’Orfeó Català, et les quelques paroles finales du cardinal Joan Josep Omella i Omella : « Tout arrivera peu à peu. Frères et sœurs, surtout vous qui avez été dehors dans le froid, où que vous alliez, allez en paix. »
Être dehors, dans le froid, est une des situations les plus révoltantes de notre monde, que la pandémie aura considérablement aggravé. Nous nous acheminons vers une catastrophe, car le télétravail (quand on en a un) n’est pas à la portée de tous. Quand certains affichent leurs spectaculaires résultats financiers, d’autres ignorent comment subsister. Les documentaires Lead me home ou Waiting for Barcelona le démontrent parfaitement. Si des solutions sont proposées, aucune ne peut, ne devrait être pérenne. Arpenter les rues de Barcelone à la recherche de bouts de métal pour les vendre au kilo (une scène quotidienne de mon quartier) n’est ni décent ni respectueux. Ce n’est d’ailleurs que la face visible de la détresse actuelle.



Dans la cour de l’Església Santa Anna à Gràcia, les volontaires accueillent ceux qui n’ont plus rien. Je salue le gardien et certains inconnus qui fument une cigarette dans un coin. Ils parlent en arabe darija, j’échange quelques phrases avec eux, tandis que d’autres passent le seuil pour trouver nourriture, couvertures et réconfort. Des notes s’échappent de l’intérieur de l’édifice, les chanteurs et musiciens de LIFE Victoria Barcelona mettent gratuitement leur talent à contribution pour soutenir le travail de l’association Hospital de Campanya Santa Anna Barcelona.



La communauté artistique, déjà soumise à une compétition difficile (ce qui se vend n’est pas forcément de la meilleure qualité), est durement mise à l’épreuve depuis l’arrivée de la COVID. Avoir un concert programmé et maintenu représente une petite victoire, à laquelle s’ajoute le privilège de découvrir une voix — la mezzo Helena Resurreição — et un compositeur guitariste — Bernardo Rambeaud — dans deux chansons sur des textes de Pessoa. Voilà un de mes écrivains favoris, dont la flânerie nostalgique me convient bien. Dans la disposition voix et guitare, on trouve une intimité chaleureuse entre les deux artistes ; je vais désormais suivre leurs noms et futures apparitions. À la sortie de l’église, le froid m’agrippe et je décide de rentrer à pied pour me réchauffer. En plein cœur du Gràcia des hôtels de luxe, une tente a été installée entre deux colonnes d’une boutique, défigurant la devanture exubérante. Ce sera mon message de fêtes en 2021, comme l’avait été ma mise en scène d’Iktsuarpok en Inde. La soprano, étincelante dans sa robe, chantait Ruhe sanft, mein holdes Leben (Zaïde, Mozart) à proximité d’un vagabond dénudé…



La vengeance, Dürrenmatt au Sénégal — #HolaBarcelona Journal de décembre
Colobane, une pauvre bourgade de la banlieue de Dakar endormie dans la chaleur poussiéreuse du Sahel. Des griots annoncent à la population une incroyable nouvelle : la visite de la vieille dame, devenue archimilliardaire, trente ans après. Mais son soutien financier est lié à une condition exorbitante : tuer son ancien amant. « Le monde a fait de moi une putain, je ferai du monde un bordel », dit très cyniquement Linguere Ramatou en quête de justice. La pièce de Friedrich Dürrenmatt, dont la lecture en allemand m’avait fascinée, est remarquablement transposée au Sénégal et devient Hyènes. Dans ce film emblématique du cinéma africain, Djibril Diop Mambéty pointe du doigt la corruption, le colonialisme et le conformisme social, avec une narration dynamique baignée de couleurs africaines et de mélodies wolof :
Assis dans un fauteuil de la FilmoTeca, mes souvenirs #Off2Africa se juxtaposent à ceux de mon temps au collège à Genève et à ceux du conservatoire de Chennai. S’y ajoute aussi La petite vendeuse de soleil, à l’Institut français de Saint-Louis, court-métrage posthume de Diop Mambéty dédié au « courage des enfants de la rue ». Le film relate la vie de Sili, une jeune mendiante infirme de Dakar, qui parvient tant bien que mal avec ses béquilles à vendre le quotidien Le Soleil et à vaincre les obstacles de la rue et la concurrence déloyale des garçons. C’était pour moi un avant-goût de Dakar et un beau moment au milieu de gamins hilares.



Veillons à percevoir le malaise ambiant, surtout quand on a réussi à se sentir bien, ici et maintenant. La crise que nous vivons nous laissera une vilaine cicatrice. La faim de nos grands-parents durant la guerre sera notre manque de contact physique actuel. Si je me sens aller mieux et être heureux à Barcelone, pour la première fois depuis 2016, je vois aussi que mon corps a changé et s’est endurci. Il me manque l’activité de l’enseignement quotidien, la proximité avec les élèves, le défoulement de ma classe de yoga à Chennai. J’ai encore soif de cette exaltation que procure le partage. Comment apaiser cette brèche ouverte ? Comment ne pas tomber dans le piège de la vengeance ?
Je ne sais pas.
Je souhaite simplement que nous nous écoutions les uns les autres, que nos différences stimulent notre curiosité plutôt que le repli sur soi et la violence sur autrui. J’espère pouvoir continuer d’écrire des histoires que (presque) personne ne lit, ne partage, ne remarque. Photographier l’insolite, sans légende. Transmettre ce que j’ai appris pour que d’autres, à leur tour, le partage. Je doute de la masse, mais j’ai encore envie de changer le monde. Encore un peu. Continuer d’être bien, de ci de là, maintenant et l’an prochain.

Ma colocataire, Hyacinthe, et moi-même vous souhaitons douceur et résilience en 2022. Tout arrivera, a poc a poc…
#HolaBarcelona journal décembre
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