#HolaBCN — Le grand triptyque de Barcelone

Santa Mercè, protégez-nous !


Barcelone fête La Mercè, la sainte patronne de la ville. L’an dernier, encore sous le joug des restrictions Covid, j’avais regretté de ne pouvoir assister à certaines activités emblématiques de la Festa Major, en particulier le Correfoc. Ce cortège de feu, né spontanément lors de La Mercè 1979, se joint cette année aux célébrations du 200e anniversaire du Passeig de Gràcia. #HolaBCN grand triptyque Barcelone

#HolaBCN grand triptyque Barcelone
#HolaBCN grand triptyque Barcelone

Irai-je ou pas ? La météo et la spontanéité en décideront. En revanche, j’ai sauté sur la tradition des Portes Ouvertes et réservé un billet gratuit pour visiter la Fundació Joan Miró hier. Je ne m’y étais encore jamais rendu. Si je n’ai pas tout aimé, j’y ai découvert un triptyque qui me plait tant que je songe à me vêtir de noir pour le subtiliser, une nuit prochaine…

Je l’expliquais dans #HolaBCN — Tisser en open source, quand j’entre dans un musée ou une galerie, j’ai pour habitude de défiler devant les œuvres exposées et de ne m’arrêter que quand quelque chose me parle. J’étudie alors de plus près l’objet, puis je lis la notice explicative. 

À la Fundació Miró, a fortiori un jour d’ouverture gratuite, il y avait foule devant les toiles les plus colorées, les plus imposantes en taille. Souvent, des gamins expliquaient ce qu’ils y voyaient, à la manière de l’artiste qui notait les explications de sa fille Maria Dolors. Deux photos témoignent de cette complicité : l’une, Dolors Miró and Joan Miró, Boulevard Auguste-Blanqui, Paris (1938), l’autre, Miro and his Daughter, Dolores, Taragona (1948) signée Irving Penn.

Lorsque la guerre civile espagnole éclate, Miró décide de rester à Paris. Sa femme et sa fille l’y rejoignent et restent en France jusqu’en 1940. De retour en Catalogne, Miró produit la série Barcelona, 50 lithographies (1944) ; interprétée comme un résumé de la situation tragique du moment, elle eut une forte répercussion parmi les artistes catalans de l’après-guerre.

Dans la section Miró. El llegat més íntim. (jusqu’au 26 septembre), on remarquera un dessin de Maria Dolors, Dibuix amb anotacions de Joan Miró: La mare agafa per la mà la seva filleta a qui un gripau tira verí. Inclure les plus petits dans une activité culturelle est souvent difficile, surtout quand le silence est requis. Mais quand un père fait commenter son enfant devant une immense toile de Miró, c’est un moment de joie, observé à plusieurs reprises hier. Picasso disait que tous les enfants naissent artistes ; le problème est de savoir comment rester artiste une fois que l’on a grandi. Joan Punyet Miró, petit-fils de Joan, ajoute : Tout au long de sa vie, Miró a su conserver ce langage frais et enfantin, à la fois direct et primitif. En tant qu’enfant, j’ai eu une connexion instantanée avec ce langage. Pour moi, les émotions qu’il exprimait dans ses œuvres étaient toujours là, palpables à la surface. Et aussi : Il travaillait toujours en silence, et son atelier était l’endroit qui lui permettait d’être seul. Contrairement à un artiste comme Jackson Pollock, qui aimait écouter du jazz quand il travaillait, mon grand-père faisait de l’art en silence. Le silence ! (Vous pensez bien que je vais m’y attarder un peu…) 

La première œuvre qui m’attire est Paysage (1968), un rectangle blanc et, sur le côté droit, un point bleu. C’est tout. (J’adore.)

Le silence est un refus du bruit, mais il résulte que le moindre bruit, dans le silence, devient énorme.

Joan Miró

Un point diffus acquiert d’autant plus d’importance qu’il constitue le seul élément de référence, tout en faisant résonner l’espace. Il donne ainsi toute sa présence à l’espace en mettant en valeur la trame, la matérialité de la surface.

Puis vint le choc du fameux triptyque. Trois immenses cadres (de plus de 2 x 3 mètres chacun) m’attendaient. Je m’arrête, je m’assieds même sur le banc pour profiter pleinement du moment. Ce ne sont pourtant que trois simples lignes, tracées sur la toile blanche. Cependant, me plonger dedans me procure une paix à peine troublée par le bourdonnement des visiteurs. Si j’avais une grande maison et une collection d’art, ce genre d’œuvres en ornerait les murs. Je dois en avoir le cœur net, quel est le titre de ce triptyque ? Allons lire la notice… 

Peinture sur fond blanc pour la cellule d’un solitaire (I, II, III) (1968) ! 

Selon les inscriptions au dos de l’œuvre, l’artiste l’aurait exécutée sur trois jours consécutifs, du 20 au 22 mai 1968. Le triptyque se caractérise par son austérité, puisqu’il se compose de trois grands télescopages blancs seulement traversés par une fine ligne noire (plus ou moins horizontale sur la première et la troisième toile ; plus ou moins verticale sur la deuxième) dont le contour présente de petites irrégularités que le peintre a décelées en passant le pinceau sur la toile. La simplicité de l’œuvre et la poétique de son titre évoquent la cellule d’un ermite, un espace de méditation et de recueillement.

Dancing Museums

En décembre 2019, inspiré par le triptyque, le danseur Quim Bigas a travaillé sur une ligne continue s’étendant d’un bout à l’autre du bâtiment, tout en écoutant le rythme des battements de cœur de l’artiste, ainsi que ceux des visiteurs ou des personnes qui se sont jointes à lui. Cette action a exploré le mouvement constant à l’intérieur du bâtiment et ses limites.

Pour moi, conquérir la liberté, c’est conquérir la simplicité. Donc, à la fin, avec une ligne, avec une couleur, il y a assez pour faire le tableau.

Joan Miró

Cependant, si l’on tient compte de la chronologie de la pièce, elle peut également transmettre le sentiment de solitude d’un condamné à mort. De fait, juste à côté est accrochée L’esperança del condemnat a mort I, II, III (1974). Miró termina ce triptyque monumental le jour où Franco fit exécuter le jeune militant Salvador Puig Antich. La coïncidence est révélatrice, puisque dans de précédents dessins il évoquait la crucifixion, la prison, la torture, l’évasion. La ligne va se courbant autour d’une tache, commençant à laisser deviner la forme pour s’interrompre abruptement. J’en parlerai à Sandrine ; peut-être parviendra-t-on à partager les images avec Hank, dans sa cellule de Polunsky, ou tout au moins lui décrire les toiles. On pourra lui dire aussi qu’en ce jour de portes ouvertes, des élèves de l’ESMUC se produisaient dans les salles de la collection et sur la terrasse, en particulier un fantastique groupe de percussionnistes devant Tapís de la Fundació (1979). Adrià Font, Íñigo Dúcar, Álvaro Ayuso i Manel Ferrer jouèrent Third construction de John Cage (dont j’ai déjà parlé en avril).

Public privilégié de ce moment musical, les trois figures royales (1974) en totems de bois dotés d’une ornementation élémentaire. C’est de l’archéologie rurale, et leur caractère d’objets utilitaires n’est pas occulté. Miró confère une dignité aristocratique aux outils du paysan. Les matériaux modestes qui les composent et leur stabilité précaire en font l’antithèse de la statue commémorative (le même jour, Buckingham publie une photo de la dalle funéraire d’Elizabeth II…) Mon ami Henri (qui m’avait révélé les mystères du français moyen du XVe siècle, alors que je préparais les Trois ballades de François Villon mises en musique par Debussy) m’avait un jour offert un totem gigantesque, créé par lui et pour moi. Il rejoindra peut-être un jour la collection d’art dans ma grande maison…

Brisons là ces aspirations, génératrices soit de la pathē du désir, soit de l’eupatheia du souhait. Le désir est terrible, car il ne peut jamais être satisfait, enseigne la philosophie des Stoïques (vous m’excuserez, je suis en pleine révision pour mes cours à l’UPF). Revenons plutôt à Barcelone et à La Mercè (cette année, j’ai dûment souhaité les Vigílies Santa Mercè ET el dia del sant à ma Mercè, en catalan et dans les formes). 

#HolaBCN grand triptyque Barcelone
#HolaBCN grand triptyque Barcelone

Toujours à la Fundació Miró, Paisatge de Mont-roig (1914) ou le Mas d’en Poca (1914) me rappellent la vision humaniste de la terre, de l’agriculture et de la tradition qui imprègnent Alcarràs, de Carla Simón, la pregonera de l’édition 2022 de La Mercè.

Jo sóc barcelonina però no sóc de Barcelona. I per aquest motiu avui us vull parlar de les arribades a aquesta ciutat. Perquè per mi, Barcelona és, per sobre de tot, la ciutat que m’ha acollit.

Carla Simón, Pregó de La Mercè 2022

C’est presque ainsi que je me suis présenté lors de la première classe de catalan, niveau E1/B1, l’autre matin. Je crois que pour guider ce nouveau groupe d’étudiants (parmi lesquels figure un choriste du Liceu), nous bénéficierons d’une professeur très intéressante… la philologue et peintre (la précédente était illustratrice), Eulàlia Panyella. Tout premier cours m’est difficile, en particulier le moment redouté de la présentation aux autres. Chacun y va de sa nationalité, de son âge, de son métier, jusqu’à même mentionner le nombre d’enfants, de chiens ou de chats. Quand arrive mon tour, j’ai juste envie de quitter la salle ou de m’inventer un personnage fictif. Cela n’a pas manqué, j’avais adroitement esquivé tous ces détails pour ne révéler, comme Carla Simón le fera dans son pregó, que je suis Barcelonais depuis un an. Immédiatement, la question fuse (posée par une élève de… Madrid !) : Mais tu viens d’où ? à laquelle je n’apporterai pas de réponse, sauvé par le gong de fin de cours. Je vois déjà qu’on va nous faire rédiger un texte sur la langue maternelle, l’enfance ou autres thèmes utiles, bien que pénibles. J’aurais envie de citer encore Carla Simón : Comment se peut-il que, dans une ville d’accueil et de rencontres telle que Barcelone, les notions d’origine et d’appartenance génèrent autant de désaccords ?

#HolaBCN grand triptyque Barcelone
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Mercedes notera (pour notre prochaine discussion) qu’il est extrêmement important de m’assurer les bases grammaticales du catalan, pour éviter les lacunes qui émaillent mon espagnol, que ¿has hecho los deberes? et j’acquiescerai. Puis je lui parlerai de mes dernières lectures, notamment La gran novel·la sobre Barcelona (1997), de Sergi Pàmies, que je viens de terminer.

#HolaBCN grand triptyque Barcelone
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Pàmies est né à Paris en 1960. Il est le fils de l’écrivain Teresa Pàmies et du secrétaire général du PSUC, Gregorio López Raimundo, militants politiques exilés en France pendant la dictature de Franco. Jusqu’à l’âge de onze ans, il vit à Gennevilliers (à côté d’Asnières, où Sandrine m’accueillit après l’affaire #NoVisa). En 1971, la famille s’installe à Barcelone. Le jeune Sergi doit s’adapter ; à l’école, il découvre le catalan qu’il apprendra et qui deviendra sa langue d’écrivain.

C’est très curieux parce que lorsque j’ai commencé à écrire, je n’avais peut-être lu que quelques histoires de Calders, presque rien ; de la narration catalane, j’avais lu très peu. Je viens de la poésie, et les auteurs qui m’ont influencé sont Joan Vinyoli (pour son langage), et Salvat-Papasseit (que j’aimais bien parce qu’il expliquait des histoires dans ses poèmes). Mais les plus grandes influences lorsqu’il s’agit de raconter des histoires viennent des films et de la publicité. On apprend à écrire dans les livres, mais on n’apprend pas à raconter des histoires. 

Sergi Pàmies, Serra de Oro, décembre 1994

Les cours durant mon premier trimestre à l’UPF seront donnés en espagnol (Literatura comparada) et en anglais (Philosophy of Emotions), mais j’avais dit que cela se corserait par la suite. Mon niveau devra s’améliorer pour me permettre de maîtriser les sujets Ética y Filosofía Política, et Pensamiento Contemporáneo, surtout en catalan pour Literatura Catalana, et Literatura Catalana Contemporània.

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Una filosofia de la por (en catalan si us plau)

J’ai fait un essai l’autre jour. À peine rentré de Tanger, j’assistai à la conférence Una filosofia de la por à l’Ateneu Barcelonès. Je voulais faire l’expérience d’un cours magistral, donné en catalan par Bernat Castany Prado (professeur de littérature hispano-américaine et études littéraires à l’Universitat de Barcelona). Allais-je comprendre quelque chose ? Arriverais-je à prendre des notes ? Pourrais-je identifier les points faibles et renforcer ma capacité à étudier -au niveau universitaire- la philosophie et la littérature ? 

Voilà pourquoi je lis de plus en plus d’ouvrages dans la langue locale. La gran novel·la sobre Barcelona me semblait idéal pour progresser dans la connaissance du catalan et de Barcelone. Outre la facilité de lecture, j’ai adoré cette série de contes à l’esprit ironique, fantastique, au langage épuré et concis. Quand je m’étais frotté à l’exercice du micro-conte, j’avais accouché (sans forceps) de modestes récits qui parlent des beignets de Maman Nagnouma ou du plan machiavélique de Bob le balai

#HolaBCN grand triptyque Barcelone
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Dans La gran novel·la sobre Barcelona, Pàmies nous rend témoins des (més)aventures extraordinaires de personnages ordinaires. Quelle truculence, pourtant, dans La llista de la compra (la cliente est-elle la grande Virginia Woolf ? Ernest semble le penser.), dans Deu paràgrafs (impossible de ne pas penser à Teresa Lanceta), dans Romeo i Julieta (on glisse -sans pouvoir freiner, mais sans être dupe- vers la fin), dans La pròxima estació (cette image finale, si tendre)… L’édition amplifiée chez Quaderns Crema (2022) a l’avantage de combiner un prologue de Jordi Puntí et l’épilogue de l’auteur, qui boucle la boucle en seulement 130 pages. Comme Pàmies est également traducteur (notamment d’Apollinaire…), les francophones pourront lire Le Grand Roman de Barcelone, publié chez Chambon.

Outre son activité de traduction du français vers le catalan et l’espagnol, Pàmies est chroniqueur pour de nombreux journaux de premier plan, tels que La Vanguardia où il vient d’écrire Obligar, recomanar. Cela m’a fait penser à l’expression étonnée de mes camarades de classe, en me voyant porter mon masque FFP2. Ce n’est plus obligatoire, mais seulement recommandé dans des lieux fermés ; les autorités sanitaires évoquent d’ailleurs en ce moment la levée de cette mesure peu respectée dans les voitures du métro (sur les quais, chacun est libre). Dans sa chronique, Pàmies évoque le débat entre obligation / recommandation et conclut par : « Mais, après avoir vu combien les apôtres du non-port de masques sont nombreux et avec quelle ignorance ils s’expriment, il ne faut pas exclure que très bientôt, pour satisfaire les fanatiques de la dissidence mal éduquée, on décrète de mettre à l’amende les pauvres imbéciles qui, comme moi, continuent à les porter. »

Le pauvre imbécile que je suis aussi continuera à se protéger en classe, tout comme à la FilmoTeca ou au musée. Cela a fonctionné jusque-là… même sans invoquer Santa Mercè !

#HolaBCN grand triptyque Barcelone
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#HolaBCN — Le grand triptyque de Barcelone


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