J’ai toujours un livre dans la poche. Cependant, une poche n’est pas une hotte, elle ne peut pas contenir tous les cadeaux de notre planète
Depuis que les mobiles ont supplanté les cabines téléphoniques, ces dernières ont été reconverties en étagères à livres. On en trouve à Cologne et à Genève, mais je crois n’en avoir jamais vu à Barcelone… #Off2Europe Pléiade téléphonique

En raison d’un problème de réseau, j’étais parti à la recherche d’un téléphone public. Je me souvenais qu’il y en avait un sur la place du village, en face de l’auberge. En avant ! La cabine était bien là, mais sa raison d’être avait changé. Elle était remplie de livres, je les regardais avec la gourmandise d’un gamin à la fête foraine. Bien qu’il y eût une chaîne qui pendait près de la poignée, la porte n’était pas cadenassée. Je l’ouvris.
Sur les étagères, toutes sortes de bouquins. Des romans best-sellers qui n’avaient probablement jamais été ouverts et des prix littéraires désuets. Des livres pour enfants déjà devenus adultes et d’improbables manuels de développement personnel. Je survolais du regard, mais consciencieusement, toutes les tranches. Puis, je me figeai, le souffle haut, le pouls emballé. Posés là, sans plus de respect qu’une lecture de hall de gare, deux volumes reliés de cuir rouge au titre en lettres dorées.
J’avance la main pour les extirper : Stendhal, Le rouge et le noir, Chroniques du XIXe siècle. Je caresse le plat de devant, d’un moiré vert-rouge. D’un doigt, j’ouvre le livre et découvre tout d’abord, écrit au crayon : 2 volumes, FS 100. (Quelques pages plus loin, ce prix avait baissé de 4 francs.) Puis, édition tirée à 2 525 exemplaires numérotés sur papier vergé pur fil lafuma. Paris Le Divan, au 37 Rue Bonaparte – MCMXXVII


Cent francs les deux volumes (ou nonante-six, en version suisse et prix abaissé), c’est une somme. Mais comme c’est Noël, c’était gratuit. Le problème était que je n’avais pas d’autres livres avec moi pour remplacer ces deux-là. Ma veste contenait bien mon Murakami du moment et un petit poche signé Orhan Pamuk, dont j’allais faire cadeau à mon père. Dilemme.
Mes yeux retournèrent sur l’étagère et la sirène intérieure retentit. Ce corps-là, de cuir marron, strié d’or, au titre sur fond vert… mais c’est un volume de la Pléiade ! C’est impossible, je dois rêver. Qui peut bien s’être délesté d’une telle possession ? Voyons donc de quel livre il s’agit…
SAINT-EXUPÉRY
ŒUVRES
Antoine de Saint-Exupéry me guida durant la première partie de #Off2Africa. Courrier Sud (1929), Vol de nuit (1931), et Terre des Hommes (1939), en version digitale, m’accompagnèrent en bus, le long de plages désertes, en préludes nocturnes. L’exemplaire de la Pléiade, épuisé en librairies, date de 1959. Il contient également Pilote de guerre, Lettre à un otage, Le petit prince et Citadelle.
Mes doigts sont transis, pourtant un peu moites aussi. Avec précaution, je tourne les fines pages. Le livre s’ouvre au premier ruban jaune qui marque les pages 468-469. Nous sommes au chapitre XX, celui du jardin fleuri de roses.
– Bonjour, dirent les roses.
En haut de la page 468, le petit prince se tient entre deux murets contre lesquels poussent deux rosiers. Il a l’écharpe jaune qui flotte au vent et le regard très malheureux. En bas de la page suivante, son écharpe flotte toujours, mais elle est de couleur verte. Le petit prince descend une pente, sur sa droite se tient un renard.
– Bonjour, dit le renard.


Entre ces deux illustrations, des phrases entières ont été soulignées. Je ne vois plus très bien sans lunettes, elles sont dans ma poche à livres (la droite). En clignant des yeux, je fais ce constat navrant : on a souligné un exemplaire de la Pléiade au stylo à bille, de manière indélébile. Sacrilège !
– Je cherche les hommes, dit le petit prince.
[…]
– Les hommes, dit le renard, ils ont des fusils et ils chassent. C’est bien gênant ! Ils élèvent aussi des poules. C’est leur seul intérêt. Tu cherches des poules ?
Oui, les hommes ont des fusils, c’est bien gênant. Certains ont des stylos-billes jetables et gribouillent des pages vénérables. Puis, ces hommes se défont de leurs possessions. Ils les abandonnent dans une cabine téléphonique reconvertie en étagère à livres, sur une place de village, en face d’une auberge. Alors, d’autres hommes les recueillent et leur font de la place dans leur poche droite, à côté de Murakami et Pamuk. Parfois, ils les emmènent en voyage…
Ainsi va notre planète. (Toujours est-il que je suis bien content.)

#Off2Europe Pléiade téléphonique
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