Voici un billet que je voulais écrire depuis des mois.
En ligne directe entre chez moi et la plage, se trouve un grand bâtiment vétuste, d’une tristesse à tordre le cœur : Wad-Ras, la prison pour femmes de Barcelone… #HolaBCN Wad-Ras, ou l’humiliation perpétuée

En chemin vers la bibliothèque Benguerel, je passe devant. Sur un vélo d’une station proche, je la contourne. Errant dans mon quartier au petit bonheur, la chance, la voici : verrue si ancienne qu’on semble s’en être accommodé au point de l’oublier. Cela fait quarante ans que des femmes y sont incarcérées. Au total, le centre compte 491 détenues, dont 384 purgent leur peine en régime ouvert.
Parmi les 107 femmes enfermées, il y a sept mères et huit enfants de moins de trois ans. Ces petits prisonniers passent heureusement du temps dans une garderie située à proximité. Je ne sais pas de quel lieu il s’agit, mais il y a effectivement une école de l’autre côté du carrefour. Les gamins jouent dans le jardin, y cultivent des plantes que j’observe souvent. Dimanche, il y avait des arrosoirs de couleurs vives accrochés à une barrière. Cela avait failli être ma photo #SilentSunday, souvenir d’une scène typique de Chennai dont je parlerai dans ma nouvelle série A life in India.


Huit enfants de moins de trois ans vivent donc avec leur mère à Wad-Ras… Jessica y est née en 1984, un an après l’inauguration du centre carcéral. Aujourd’hui, à l’âge de 40 ans, elle est l’une des 491 détenues. « Ma mère m’a mise au monde ici », se souvient-elle. Lorsqu’elles ont été séparées, elle est entrée dans un centre pour mineurs. À l’âge de 18 ans, elle s’est mariée et a eu son premier enfant. Puis, « Je suis tombée dans la mauvaise vie et me suis retrouvée ici ». Elle est derrière les barreaux depuis quinze ans.
Je pense à l’exposition Dones. Imatges fragmentades, cette série de photos de la prison de femmes de Nador (Maroc), ces mères et leurs enfants privés de liberté.
Wad-Ras est le plus ancien centre pénitentiaire de Catalogne, construit en 1915 par les architectes Enric et Josep M. Sagnier. Avant de devenir prison pour femmes, il s’agissait d’un centre de détention pour mineurs. Wad-Ras était le nom de la rue (actuellement, Carrer del Doctor Trueta). Plus loin dans le temps et l’espace, Wad-Ras fut le théâtre du dernier combat entre l’Espagne et le Maroc en 1860. Le traité de paix signé là, entre Tétouan et Tanger, coûta si cher qu’il fallut vingt-deux ans au Maroc pour en rembourser le prêt contracté auprès de la Grande-Bretagne. Au-delà de l’aspect purement financier, on est en droit de s’interroger sur l’impact de cette guerre perdue contre l’Espagne, après celle perdue contre la France. Pensons à ce que ces concessions d’alors ont engendré. Comment leurs répercussions continuent de résonner dans notre monde actuel. Wad-Ras est marqué de sang, de larmes, d’humiliation perpétuée.



Quarante ans de misère en 21 photographies, dont je retiens en particulier la nº 3 et la nº 19… Une fois n’est pas coutume :

J’ai ajouté à ce billet des images personnelles, inédites ou déjà publiées ici sans en avoir initialement révélé la localisation. Jamais je ne photographierai les visiteurs qui attendent devant la porte, comme dimanche dernier. Mais je les salue toujours. Certains accrochent des mots d’amour ou de rage sur les grilles de l’institut situé en face de Wad-Ras. De l’autre côté du mur, on joue au tennis derrière un grillage. (Le bruit incessant des balles doit être un calvaire pour les résidentes de Wad-Ras. Ou peut-être considèrent-elles que tout bruit est signe de vie au-dehors ?) Un peu plus loin, il y a une sorte de jardin communautaire, également derrière des barreaux.
Nous vivons dans des cages, plus ou moins restreintes.



Proche du Wad-Ras original, ma prof d’arabe à Tanger allait souvent rencontrer les détenues, leur parler, les écouter surtout. Certaines sont incarcérées pour avoir tenu des relations sexuelles hors mariage ou pour avoir tenté d’avorter, crimes consignés dans le Code pénal marocain.
Ma prof de catalan passa devant le Wad-Ras barcelonais ; le 25 juillet 2018 (c’était un mercredi) elle écrivit un billet qui m’a tordu le cœur. En le lisant, je ressentais aussi la beauté de cette langue qu’elle m’enseigna avec passion et douceur. Pudeur de femme, de mère, de citoyenne, dont les mots me faisaient l’effet d’un baume. Tel est l’indicible tourment que provoquent l’écriture et la lecture…

Le nom de la rue a changé, les détenues et les enfants vont être transférés. La nouvelle prison située dans la zone franche de Barcelone quadruplera la superficie de Wad-Ras. Sa peine touchant à sa fin, il est possible que Jessica sorte avant. On le lui souhaite, et surtout, de rester libre.

#HolaBCN Wad-Ras, ou l’humiliation perpétuée
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