#HolaBCN D’Aran et d’amitié

Quelle merveille ce doit être de vivre dans cette maison au bord de l’eau.


L’Irlande n’était pas visible dans le nuage du dernier #SilentSunday, mais qu’à cela ne tienne puisque j’en parlerai ici… #HolaBCN D’Aran et d’amitié

#Off2Europe Couleurs irlandaises à Paris © Gilles Denizot 2023

Éire, voilà un pays que je connais peu. Je n’y suis allé qu’une seule fois, en 2012, invité au gala de clôture du 20ᵉ GAZE Film Festival de Dublin. Nous y présentions All the Way Through Evening, du réalisateur Rohan Spong. Mimi n’avait pas pu venir, c’est donc avec la pianiste Sifan Chen que je chantais des extraits du film. Cependant, un message vidéo avait été présenté au public de la salle.

Happy birthday, Mimi!

Mimi, qui fut ma collègue, partenaire et amie durant trente ans, aurait eu 87 ans aujourd’hui. Je pense à elle, à cette amitié rare, à ses combats, en particulier pour ceux qui n’ont fait que nous précéder et ceux qui survivent. Je la salue ici.

Ce voyage professionnel à Dublin tombait à pic. Je venais de passer mes six premiers mois en Inde, d’apprendre que mon histoire à Hambourg était terminée, que je devrais m’y rendre pour vider, seul, l’appartement dans lequel nous avions vécus, ensemble. C’est à ce moment que je fis l’expérience de ma première crise d’angoisse. La saison chaude était déjà bien engagée, pas une goutte d’eau depuis des mois, une torpeur étouffante qui m’étranglait les côtes et me fit perdre pied. La rupture brutale, à distance, me rendit pourtant libre. Je signai donc un nouveau contrat de deux ans et acceptai de vivre désormais à Chennai.

#HolaBCN Racines vertes à Montjuïc ©GD22
#HolaBCN Racines vertes à Montjuïc © Gilles Denizot 2022

Après avoir clos ce chapitre au bord de l’Elbe, je passai par Paris et de là, je volai jusqu’au vert pays à l’air océanique. J’y fus accueilli comme rarement je l’ai été. L’équipe du festival avait mis les petits plats dans les grands. Représenter le film en compagnie du réalisateur m’a épargné de sombrer dans la morosité. J’étais probablement en pilote automatique pour réaliser les interviews, enchaîner les répétitions et arborer mon meilleur profil lors de la cérémonie. Je sais surtout que ces quelques jours avec Rohan m’ont permis de ne pas être seul, de pouvoir penser que tout n’était pas perdu et que j’avais au moins des qualités professionnelles. À ce moment de ma vie, j’avais la sensation d’une table rase et je voyais un nouveau livre s’ouvrir. Il n’y avait pas de temps à consacrer à la tristesse, ni à visiter le passé. J’étais en représentation en Irlande et de retour en Inde, quand je fermerais la porte et allumerais un bâtonnet de Nag Champa, apparaîtraient les premières lignes de cette nouvelle histoire.

Alors, je m’acquittais de mes devoirs d’invité et tirais profit des activités que l’équipe du festival avaient prévues pour nous. Le plus beau souvenir reste la visite de l’historique brasserie St. James qui produit la célèbre bière noire : la Guinness. Immergés dans l’art du brassage, nous nous étions divertis comme des gamins à la fête foraine. Parvenus tout en haut de l’entrepôt, c’est dans le bar futuriste circulaire que Rohan et moi avions bu à la santé de Mimi (c’était son souhait, avec modération).

Dix ans plus tard sort le film The Banshees of Inisherin (Martin McDonagh · 2022 · 114′) que je viens de voir à la FilmoTeca. C’est le récit d’une amitié qui se rompt brusquement. Nous sommes au printemps 1923, la guerre civile irlandaise s’achève. Depuis l’île fictive d’Inisherin, on observe les explosions et les fumées qui parviennent de l’autre côté de la baie de Galway. C’est dans ces temps troublés que le violoniste Colm Doherty décide d’ignorer son meilleur ami et compagnon de beuverie de toujours, Pádraic Súilleabháin.

La scène d’ouverture, au lieu de la bande-annonce, pour ne rien révéler de ce qui suivra…

Ghosting. Entré officiellement dans le dictionnaire en 2017, ce terme était déjà utilisé dans la scène hip-hop des années 1990. Que ce soit en 1923, en 2012 ou en 2022, c’est ainsi qu’on désigne le fait de cesser brusquement la communication avec quelqu’un sans explication. Relations amoureuses, amicales ou professionnelles, les personnes réagissent de différentes manières, allant de l’indifférence au sentiment de profonde trahison, le ghosting n’offrant aucune opportunité de résolution. Certains en Inde y voient une façon presque élégante de quitter une situation ennuyeuse. Nobody ever really remembers the next day. Or the next week. J’en doute.

Mais, revenons à nos moutons irlandais. D’une part, la musique du film The Banshees of Inisherin : signée Carter Burwell, elle bénéficie d’un traitement particulier qui m’a beaucoup plu. 

The music often refuses to get emotional and for some reason, that makes it even more emotional. That has something to do with the whole film. It is very contained. No one ever shouts in the film. It’s very quiet and yet so intense and so sad and so funny.

La musique refuse souvent d’être émotionnelle et, pour une raison ou une autre, cela la rend encore plus émotionnelle. Cela a quelque chose à voir avec l’ensemble du film. Il est très maîtrisé. Personne n’y crie jamais. C’est très calme et pourtant si intense, si triste et si drôle. Carter Burwell

L’émotion provient du conflit entre Colm et Pádraic, de la galerie de personnages bien dessinés, de la photographie magnifique (Ben Davis). En ce qui me concerne, j’ai été très sensible aux morceaux, surtout vocaux, qui émaillent le film. La pièce chorale d’ouverture, ensorceleuse, la sicilienne de Cavalleria, des mélodies d’Orff et Brahms (par Jessye Norman et Andreas Schmidt) judicieusement intercalées. Je me souvins avoir chanté les Vier ernste Gesänge avec Mimi à New York une année…

Ciel nuageux de Barcelone ©GD
#HolaBCN Ciel d’Irlande © Gilles Denizot 2024

D’autre part, l’île fictive d’Inisherin. Pendant la projection, je pensais qu’il pouvait s’agir de l’archipel d’Aran. En effet, c’était bien Inis Oírr, la plus petite et la plus orientale de toutes. Si je ne suis allé qu’une seule fois en Irlande, j’ai visité ce coin du monde à travers la lecture. James Joyce, que m’avait fait découvrir Bianca, et en particulier Nicolas Bouvier, voyageur genevois (1929-1998) qui décrivit son séjour dans Journal d’Aran et d’autres lieux (Payot, 1990). Encore un bouquin lu et relu, à jamais perdu après avoir vidé l’appartement de Hambourg… J’avais 23 ans à sa parution, l’année de ma rencontre avec Mimi, et comme avec Singer, Steiner ou Murakami, j’avais ensuite parcouru tout ce que Bouvier avait écrit. C’était mon Kapuściński d’avant l’Afrique et j’en parlais ici. Dans L’Usage du monde, il évoquait sa route en Iran, au Pakistan. Puis, dans Le Poisson-scorpion (titre prémonitoire s’il en est et autre ghosting en cours), c’était Ceylan et l’Inde… Si je continue ainsi, je vais devoir me plonger à nouveau dans sa bibliographie complète.

De cette étude étrange sur l’isolement et la souffrance que vivent Colm et Pádraic, je ne parviens pas à oublier cette maison au bord de l’eau, ses murs jaunes, le ressac des vagues en harmonie avec le son du vieux gramophone. Quelle merveille ce doit être d’y vivre…

À la fin de la projection, Juan me rejoignit comme à son habitude. Il est toujours assis au siège 15 de la première rangée droite quand je m’assieds toujours au siège 15 de la troisième rangée droite. Le dernier arrivé dans la salle salue celui qui s’y trouve déjà. Nous ne manquons jamais le générique de fin (je le tiens pour cela en haute estime). Les lumières rallumées, Juan remonte l’allée et me demande invariablement ce que j’ai pensé du film. Je trouve difficile de livrer à chaud mes impressions, je préfère faire quelques pas sur la place. Néanmoins, comme je suis plutôt seul à Barcelone, j’accepte ces échanges ponctuels et éphémères. On dit que les effets négatifs de l’isolement sont atténués par le contact social, alors j’apprécie de m’être fait un copain cinéphile à la FilmoTeca. Nous n’avons pas encore prolongé la discussion autour d’une Guinness, mais cela ne saurait tarder…

Un champ vert traversé par une clôture de fils barbelés, sous le ciel gris, au loin, un arbre dénudé ©GD23

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