De gustibus non est disputandum.
Quelques notes suffisent, que l’on percevrait, ineffables, dans la solitude de notre for intérieur… #HolaBCN Trop de notes

« Trop de notes, cher Mozart, trop de notes » : c’est ce qu’aurait dit Joseph II après la première représentation de l’Entführung aus dem Serail dans l’ancien Burgtheater de Vienne. Mozart aurait répondu : « Autant que nécessaire, Votre Majesté ». Cet épisode passa sous silence les connaissances musicales de l’empereur, violoncelliste à ses heures perdues. Rendons à César, etc.
Trop de notes, c’est pourtant ce que je me suis récemment dit, et à plusieurs reprises. Au cinéma, la bande-son qui colmate tous les silences possibles, qui ne laisse aucune place à la réflexion puisque tout vous est signalé à gros traits. Heureusement, j’ai pu voir quelques films récents dans lesquels le son, l’image et l’histoire cohabitaient dans un équilibre subtil : Godland, Evil does not exist, Cerrar los ojos, ou encore The Banshees of Inisherin.



La saison s’est achevée pour moi au Mercat de les Flors avec Kebo, Mapa de la pell d’un cos (Vero Cendoya · 2024 · 69′). Le kebo est un pinceau utilisé dans l’art du kintsugi. J’ai déjà parlé de cette forme artistique, de son lien avec la philosophie wabi-sabi.
On eut toutefois aimé que l’imperfection de la musique soit davantage empreinte d’impermanence. Du début à la fin : un remplissage sonore joué en direct et devant nous par la compositrice et musicienne Adele Madau. La maison vous offre un aperçu, pour vous faire une idée du bricolage qui dura tout de même plus d’une heure.
J’ai cru mourir.
Quelques jours plus tôt, j’étais allé au Liceu pour La Cenerentola. Les représentations étaient dédiées à Ewa Podleś, aux côtés de laquelle j’avais chanté le Requiem de Verdi. Rossini n’a jamais figuré parmi mes compositeurs préférés, même si j’ai parfois eu du plaisir à interpréter certaines de ces œuvres. Je le dis sans ambages, il y a toujours trop de notes. De gustibus non est disputandum.
La production avait un petit goût plus Walt Disney que Tim Burton, et bien trop de répétitions visuelles. Elle comptait en revanche un Don Magnifico… magnifique (Paolo Bordogna) et je fus très surpris de constater que le chef n’était autre que Giacomo Sagripanti. De sa Tosca, je ne garde pas de souvenir, mais je me souviendrai de sa Cenerentola. Quand un décalage survenait entre le plateau et l’orchestre, sa manière de rétablir le tempo était une leçon de direction. Les curieux trouveront ici la production en question (distribution différente), au Teatro dell’Opera di Roma.



Le lendemain, la tête encore débordante de notes, j’allais au Palau de la Música. Dans la petite salle (où j’avais assisté à la création d’Andròmeda Encadenada), l’écrivain Pascal Quignard récitait en alternance avec le piano d’Aline Piboule. Ruines, un beau projet artistique, une conversation entre mots et notes, et le privilège d’entendre de vive voix un auteur que l’on est justement en train de lire.
Il m’a fallu du temps pour m’adapter au son de cette voix sourde, que l’amplification caverneuse n’améliorait pas. L’attention distraite, je me sentais entre Les soirées de l’Ambassadeur et un cours de maître en exception culturelle française. Je supporte de moins en moins.
Je décidai donc de me concentrer sur la musique (Adès, Bach, Mompou, Fauré, Schumann, Greif). Le choral de Bach Ich ruf zu dir (BWV 639, arrangements de Busoni et Lefébure) commença. J’oscillais dans une eau douce et bienheureuse. La musique du Cantor de Leipzig est un bain d’harmonie, capable d’aligner ce qui a pu se déplacer en moi. Le thème si pur se déploie, d’un etwas heller (un peu plus clair) à un più oscuro, ma sempre cantando (plus sombre, mais toujours chantant). Si l’intensité sonore augmente, elle doit toutefois se maintenir entre poco più sonoro (un peu plus fort), et poco aumentando (en augmentant, mais peu), ou encore tenuto qui est le fait de tenir ou soutenir une note et lui donner de l’emphase, mais pas forcément plus de volume. Évidemment, on a eu droit au crescendo, aux notes martelées. Ce fut une douche froide. Je sais bien que le piano est un instrument à percussion, mais sa grande nouveauté par rapport au clavecin est qu’il permet de nuancer l’intensité. Autrement dit, de mesurer l’effet sonore, de produire un son ample, généreux, chaud. Quant au calando, il invite à abaisser, à devenir plus lent et plus silencieux… Chacun choisira sa version, je vous propose celle-ci :
Je déteste autant les chanteurs qui hurlent que les pianistes qui tapent. Il faut dire que j’ai été habitué à des femmes qui, au clavier, produisaient de la richesse sonore qui enveloppait sans brutalité. Le plus bel exemple reste Marietta Petkova, avec laquelle je me suis immédiatement entendu et qui m’a offert les sons les plus moelleux dont j’eusse pu rêver, dans Dichterliebe notamment. (Elle m’accompagnait avec le couvercle toujours grand ouvert, et je ne m’y suis jamais opposé.) Écoutons-la dans Bach, la gigue de la Partita Nº 1, BWV 825, puis comment elle joue des touches à la fin de l’Adagio, BWV 974, quand elle insiste et va en profondeur, sans jamais recourir à l’effet de percussion. Des notes comme celles-là, il n’y en aura jamais trop !
Que dire, après Marietta ? Les deux miniatures de Música callada (Mompou) se prêteront au jeu du calando. Une musique qui se tait, une solitude sonore que le compositeur catalan décrira ainsi :
Elle est muette parce que son audition est intérieure. Retenue et pudeur. Son émotion est secrète et elle ne prend forme sonore qu’au travers de ses résonances dans la froideur de notre solitude.
Et Mompou de révéler, dans des notes en catalan, l’expression dans l’interprétation au piano de ses œuvres :
Le fort (ff) signifie : grandeur et non bruit.
Le faible (pp) signifie : douceur, délicatesse et non faiblesse.

Dans l’extrait de Ruines, Aline Piboule jouait Angelico, la première pièce du premier cahier (1951). Puis, vint le numéro XXII, molto lento e tranquilo en ré mineur, que Mompou composa en 1967. Était-ce lié à mon année de naissance ou au nombre-maître ? Toujours est-il que je me suis totalement reconnu dans ce morceau. De retour à la maison, un brin énervé, je me suis plongé dans la partition. Si je devais choisir un thème musical pour illustrer ma vie, je choisirais celui-là. Et si je devais y situer le temps présent, ce serait l’avant-dernier molto ritenuto, juste avant le point d’orgue, avant le tempo primo des quatre dernières mesures…
Écoutons dans notre for intérieur ces quelques notes ineffables de Mompou, sous les doigts du compositeur :

#HolaBCN Trop de notes
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