Nature morte ?
Dans L’élégance du hérisson, Renée la concierge évoque son attirance pour ce genre artistique… #HolaBCN Moments de vie
C’est une nature morte qui représente une table dressée pour une collation légère d’huîtres et de pain. Au premier plan, dans une assiette en argent, un citron à demi dénudé et un couteau au manche ciselé. À l’arrière-plan, deux huîtres fermées, un éclat de coquille dont la nacre est visible et une assiette en étain qui contient sans doute du poivre. Entre deux, un verre couché, un petit pain à la mie blanche dévoilée et, sur la gauche, un grand verre à demi rempli d’un liquide pâle et doré, bombé comme une coupole inversée et au pied large et cylindrique orné de pastilles de verre. La gamme chromatique va du jaune à l’ébène. Le fond est d’or mat, un peu sale.
Muriel Barbery, L’élégance du hérisson


« Je suis une fervente amatrice de natures mortes. J’ai emprunté à la bibliothèque tous les ouvrages du fonds pictural et y ai traqué les œuvres du genre. J’ai visité le Louvre, Orsay, le musée d’Art moderne et j’ai vu — révélation et éblouissement — l’exposition Chardin de 1979 au Petit Palais », avoue Renée.
Nature morte.
Tableau ayant pour sujet des objets inanimés (fleurs, fruits, etc.).
C’est également mon cas. Toutefois, je préfère le terme anglophone still life.
still life | ˌstɪl ˈlʌɪf |
noun (plural still lifes)
A painting or drawing of an arrangement of objects, typically including fruit and flowers and objects contrasting with these in texture, such as bowls and glassware: a collector of Dutch and Flemish still lifes | still-life compositions.
« Mais toute l’œuvre de Chardin ne vaut pas une seule pièce maîtresse de la peinture hollandaise du XVIIe siècle », affirme Renée.
Tomayto, tomahto, direz-vous. Pourtant, sans jouer sur les mots, les images qu’ils appellent diffèrent du tout au tout. Ainsi vont les conceptions erronées de l’hiver et du printemps : c’est alors que la nature semble morte qu’elle est au contraire la plus vive, car c’est dans l’obscurité et le froid que se prépare l’éclosion printanière.
La nature morte sent le déclin inexorable, tandis que la still life propose ce que la photographie glorifie depuis : un moment de vie, à jamais figé dans le temps.


Comme Sarah Moon qui intitule Time Stands Still son exposition pour Foto Colectania (visible jusqu’au 22 décembre 2024). Ne dit-on d’ailleurs pas a still pour parler d’une photographie extraite d’un film ?
still | stɪl
noun
deep silence and calm; stillness: the still of the night.
Still. Le beau mot. Cette qualité, utile au cinéma (sauf caméra à l’épaule) ou en photographie (bien que j’aime particulièrement les clichés rendus imprécis par le mouvement) : calme, tranquillité, silence. La définition du temps de l’Afrique par Ryszard Kapuściński dans Heban, (Ébène, Aventures africaines), que j’admirais dans l’impassibilité de mes compagnons de route au Sénégal, en Guinée.
Ce qui expliquerait peut-être le mieux cette quiétude de la still life, ce moment dans le temps, cette sensation d’écouter le silence, je l’entends dans Stillness, de Tim Allhoff :
C’est parce que toutes les conditions sont réunies (esprit vide, maison calme, jolies fleurs) que l’adolescente Paloma, dans L’élégance du hérisson, peut observer l’immobilité d’un bouton de rose qui vient de tomber gracieusement. « Un truc qui a à voir avec le temps, pas avec l’espace. » Une question de temps et de roses…
Sur les berges de la Belgique, dans L’amour la mer, Pascal Quignard brosse le tableau d’Hatten le copiste et de Thullyn la violiste. Leur dessaisissement, leur abandon.
Sur le plateau de laque une aile de poulet; des noix hors de leur brou déchiré, de leur coque rompue; un quartier de pomme qui a été épluchée et découpée.
Pascal Quignard, L’amour la mer
Renée interroge alors : « À quoi sert l’Art ? […] Quelle vie absente ces mets, ces coupes, ces tapis et ces verres suggèrent-ils à notre cœur ? »










On cherche la réponse, au MNAC, dans les œuvres de Felias Eliu, dans celles de Suzanne Valadon. On se souvient d’une peinture au bouquet de fleurs blanches ou d’une photographie de palmiers, de l’atelier de Mohammed à Tanger, de végétation métallique à Londres, de la forme signifiante du bindu (graine, point, goutte, en sanskrit) de Sayed Haider Raza à Paris.





Ankuran, Germination, Bindu, Bija, Surya célèbrent le renouvellement perpétuel de la nature et une conception cyclique du temps. Surya, le soleil, qui meurt au soir et renaît au matin, mon moment de vie favori. Naissance et mort, le stillborn (mort-né) des anglophones.
Le triomphe des plantes sur la violence permanente et l’inévitabilité de la mort étaient préfigurés dans le Concierto para el Bioceno d’Eugenio Ampudia (2020). À la réouverture du Liceu après le confinement, le quatuor à cordes UceLi joua Crisantemi de Puccini, devant 2 292 plantes, soit la pleine capacité du théâtre.
En Belgique, je disposais d’un jardin. Tout y fleurissait : semis, plantes troquées, potager, chèvrefeuille aux fleurs blanches et jaunes… Puis il y eut le grand balcon à Chennai, sur lequel les frangipaniers aux fleurs également blanches et jaunes libéraient leur arôme de Nag Champa. Enfin, le mimosa de ma terrasse à Tanger que j’avais ressuscité.
À Barcelone, en revanche, toute tentative de faire vivre des plantes échouait. Seule ma copine Vera survivait tant bien que mal, en écoutant sa playlist, en m’entendant lui dire que l’été et la chaleur reviendraient bientôt, qu’elle devait donc tenir.
Elle regardait d’un air curieux, puis triste, les semis de cresson et autres herbes aromatiques sur le rebord de la fenêtre. En voyant la germination, les plantules qui osaient grandir, on aurait pu croire que cette nature était bien vivante, alors qu’elle terminerait stillborn.



Pourtant, depuis l’été, mon aloe vit et se développe. Il y a même une plante non identifiée qui s’est installée chez Vera et partage son pot blanc. Un matin, elle est sortie de terre, juste à côté d’un noyau d’avocat qui n’avait jamais pris… Est-ce l’avocat ? Une graine clandestine, portée par le vent ? Je ne peux m’empêcher d’associer cette renaissance au chemin thérapeutique que j’ai entrepris récemment. Les dates concordent. Autre version du masque à oxygène en avion ? Comme s’il fallait savoir (se) pousser soi-même avant de pouvoir prendre soin de la nature. Apprendre à vivre.



Face à la devanture d’un fleuriste, pense-t-on à une nature morte, aux fleurs coupées, déjà mourantes ?
Paloma répond avec intelligence :
Ce qui est beau, c’est ce qu’on saisit alors que ça passe. C’est la configuration éphémère des choses au moment où on en voit en même temps la beauté et la mort.
Muriel Barbey, L’élégance du hérisson

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