Silence NC12 © GILLESDENIZOT 2019
histoires, silence

Silence NC12

Journal de l’éloignement – Hier, la vie me faisait passer sur le chemin que nous avions emprunté ensemble, lorsque nous regardions encore dans la même direction…

et dont la page se tourne la nuit.

qui s’écrit le jour

Un journal de l’éloignement


Partager ce que l’on vit, tu en parlais souvent en voyage. Partager, sans quoi l’expérience n’est pas totalement vécue, partager pour que l’expérience gagne en intensité. J’ai très vite remarqué tes qualités et entrevu ton potentiel ; j’ai très vite eu envie de vivre des expériences intenses et significatives à tes côtés. J’étais certain qu’en les partageant avec toi, elles gagneraient encore en substance. J’ai eu raison, j’ai découvert le monde sous un angle nouveau au cours d’une aventure exceptionnelle.

Pendant neuf mois (à l’exception d’une courte semaine), nous avons vécu ensemble tous les jours, autant dire une intensité peu commune au début d’une relation. En neuf mois, nous avons visité treize pays, en Europe et en Amérique du Sud. En neuf mois, nous avons connu l’altitude de la cordillère des Andes et les rives de la Méditerranée, le froid de la Bolivie et la chaleur de la Colombie. Était-ce trop intense pour toi ? T’es-tu brûlé au contact de ces expériences ? Et depuis que je suis parti de Buenos Aires, comment vis-tu au jour le jour ? Comment vois-tu le monde autour de toi, depuis que nous ne le partageons plus ?

Hier, je me suis retrouvé à marcher sur des chemins que nous avions emprunté durant notre escapade aux Pays-Bas : l’agence de la compagnie aérienne, le bord de mer et Zandvoort dans le lointain, Haarlem, et je suis même passé devant la fenêtre de notre chambre à Sloterdijk… J’ai acheté deux kilos de yerba mate dans une échoppe espagnole et j’ai découvert les tapis multicolores de tulipes dans la campagne… J’ai ressenti une très forte angoisse qui n’a pu se résorber qu’au cours d’une longue promenade sur la plage, dans un souvenir de Pimentel et de ton rire en jouant dans les vagues, dans un souvenir de San Jacinto et d’un mate partagé au bord du Pacifique.

C’était le Koningsdag, je suis allé faire la fête à Westermarkt où j’ai rencontré une foule de gens. Il y avait un couple franco-américain, parents d’une petite fille de deux mois. Il y avait deux Argentins, l’un Porteño, l’autre de Patagonie. Nous avons spontanément parlé en espagnol et ils pensaient que moi aussi je venais de votre pays. On m’a souvent demandé où j’habite et je me suis entendu répondre : « À Tanger ». Lorsque ces mots sont prononcés à haute voix, ils deviennent réels et cette réalité m’a choqué. Je n’étais plus en voyage avec toi, je n’avais plus le projet de m’installer en Espagne avec toi, et comme je ne suis plus « avec toi », je suis de facto célibataire. C’est ainsi que certains me percevaient, sans connaître le passé récent et combien mon identité a changé depuis douze jours. Pourtant, je me suis senti bien, au milieu de toutes ces nouvelles têtes, ces nouveaux corps. En balayant du regard la foule, je remarquais certains visages mais aucun n’était le tien et cela m’a manqué.

J’ai pensé que nos neuf mois, tous les jours, m’avaient donné une identité particulière que j’aimais : être ton partenaire, voyager, s’installer, construire ensemble. Comme il est étrange, après tout ça, que nous soyons à nouveau devenus étrangers l’un pour l’autre.

Quelqu’un a dit :

« Laissez la beauté vous briser régulièrement. Les personnes les plus belles sont celles qui ont été brûlées, brisées et déchirées, mais qui envoient encore leur cœur ouvert dans le monde pour le réparer encore, encore et encore, encore et encore. Tu dois te permettre de ressentir ta vie pendant que tu la vis. »

Par moments, il me semble dérisoire de continuer à vivre des expériences sans pouvoir les partager avec toi. Mais c’est la force unique de la vie que de nous inspirer de nouvelles histoires et de nous inviter à y prendre part. Hier, la vie me faisait passer sur le chemin que nous avions emprunté ensemble, me montrait les lieux où nous avions été heureux et m’invitait à une douce mélancolie. J’ai été heureux avec toi ici, parmi les vélos, le long des canaux, lorsque nous regardions encore dans la même direction.

En feuilletant un livre que m’a prêté Frans : « Wabi-Sabi for Artists, Designers, Poets & Philosophers » de Leonard Koren, je trouve des passages qui semblent coller parfaitement à mon présent :

The Wabi-Sabi state of mind. How do we feel about what we know? Acceptance of the inevitable. Wabi-sabi is the quintessential Japanese aesthetic appreciation of the evanescence of life, often communicated through poetry, because poetry lends itself to emotional expression and strong, reverberating images that seem « larger » than the small verbal frame that holds them (thus evoking the larger universe). The luxuriant tree of summer is now only withered branches under a winter sky. All that remains of a splendid mansion is a crumbled foundation overgrown with weeds and moss. Wabi-sabi images force us to contemplate our own mortality, and they evoke an existential loneliness and tender sadness. They also stir a mingled bittersweet comfort, since we know all existence share the same fate.

C’est aussi hier que j’ai commencé à penser : « À quoi bon être bloqué dans ce qui fut notre passé ? Sois heureux dans ton présent, maintenant ! »