#HolaBarcelona Journal mars
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#HolaBarcelona — Journal de mars

Le plus faible ensoleillement à Barcelone depuis 1968, une pluie quasi ininterrompue, ambiance spleen, bref : ‘It Might As Well Be Spring’…


Voici #HolaBarcelona — Journal de mars

#HolaBarcelona — Journal de mars

Spleen et théorème — #HolaBarcelona Journal de mars

Une fatigue infinie, de celles qui durent sans raison impérieuse. Un désintérêt des choses de la vie, même les trois bouteilles de vin de La Mancha, pourtant délicieux, seront ignorées. Le téléphone passe du mode Ne pas déranger à Sommeil et vice-versa (il a la vie douce celui-là). Je ne consulte plus les courriers électroniques ni le réseau social de l’oiseau bleu, je ne sors quasiment plus. Tout m’est devenu trop lourd, trop fastidieux, une immense lassitude s’est installée, renforcée par la pluie torrentielle qui étouffe le ciel et irrigue le spleen. Laurent Sagalovitsch l’écrira parfaitement dans son billet Déprime passagère. Il y a donc de la mélancolie, mais de la rage aussi, et quand l’énergie vitale est au plus bas, chaque intention est mesurée à l’aune de ce que l’effort apportera.

Même le programme de la FilmoTeca me semble d’un ennui très distingué : florilège de films bavards de Marguerite Duras (pardon, mais une actrice qui débite des heures durant des phrases alambiquées, le cul assis au bord du Gange, non merci…). Je réussirai tout de même à voir Teorema (1968) de Pasolini un samedi après-midi, en souvenir de Bianca. Elle m’avait tendu le roman en italien, sans autre explication qu’un regard appuyé. Allégorie messianique ? Sexualité irrésistible ? Je retourne à la lecture d’un exemplaire trouvé en ligne et la voix de Bianca résonne à nouveau, amplifiée malgré les années écoulées.

«Dio fece quindi piegare il popolo per la via del deserto.» Esodo, 13, 18

Mon corps est en train de me lâcher. J’ai mal partout, mais j’ai une telle résistance à la douleur que je ne m’en rends pas vraiment compte. Seules les lésions cutanées qui se multiplient me rappellent l’urgence d’entreprendre des démarches administratives, bien au-delà de mes forces. Tout est trop compliqué et le harcèlement au téléphone, par mail, par message instantané ne fait que me pousser la tête sous l’eau. Ce n’est plus la traversée d’un désert aride, c’est la noyade d’un pantin engourdi. Si seulement il y avait un peu de soleil, un peu de luminosité…, mais après les inondations à Chennai 2015, l’hiver tourmenté à Tanger en 2018, et la tempête polaire Filomena à Madrid, Barcelone en mars va connaître son plus faible ensoleillement depuis 1968… et même de la neige le 3 avril ! #jaitoujourseubeaucoupdechance

Dans Teorema, l’Invité lit Rimbaud. Il me revient le motif « J’ai seul la clé de cette parade sauvage » et les sons de Britten. Je n’irai pas non plus entendre les Illuminations à l’Auditorium, mais je m’immergerai dans cette grande étendue vibratoire jusqu’à l’ivresse :

La première partie du mois était encore animée de l’énergie de février. Outre Teorema, j’avais annoté plusieurs dates et activités, dont le Festival Dansa Metropolitana et Cuerpo de baile, le nouveau spectacle de Pablo Messiez, la production de Pelléas au Liceu, une lecture de haïkus en japonais à la librairie Finestres… J’ai réussi à tenir pendant deux semaines avant de lâcher prise et de me calfeutrer sous la couette (quand d’aucuns n’ont même pas la chance d’avoir un toit…)

À quel saint(e) se vouer ? — #HolaBarcelona Journal de mars

Cependant, j’en ai profité pour réviser mes cours de catalan. La fin du trimestre approchait, la Carme (notre prof) nous avait présenté toute une batterie de nouveaux modes verbaux et nous avait même organisé une sortie de classe inopinée le 3 mars, jour de la Sant Medir. Précision : les Catalans sont très à cheval sur les dates des Saints. Si on tolèrera un oubli d’anniversaire, vous serez vertement réprimandé si vous ne souhaitez pas la fête du Saint correspondant au prénom de la personne. Exemple concret : le 24 septembre, c’est la Sainte Mercè, en l’honneur de la Mare de Déu de la Mercè, patronne du district de Barcelone. La ville est en fête, il y a des cortèges partout, des géants dans les rues et les églises… j’en avais parlé ici. Voilà pour la théorie, passons maintenant à la pratique. Vous connaissez une Mercedes ? Il importe moins de lui adresser vos vœux le jour de son anniversaire que de lui souhaiter sa fête le 24 septembre ! (J’en profite pour lancer un message personnel et souhaiter que le 23 avril, qui cette année tombe un samedi, soit l’occasion de célébrer la Diada de Sant Jordi ensemble à Barcelone avec roses, livres et vermouth…)

Je reprends. Le 3 mars, le quartier de Gràcia fête la Sant Medir ; le pèlerinage original (une action de grâce d’un forner, un boulanger à la mauvaise santé, de la paroisse de Santa María del Mar que j’aime tant, et qui avait miraculeusement été guéri par Saint Medir) est surtout devenu l’occasion de s’agglutiner le long du Passeig pour regarder le cortège et récolter des kilos de bonbons, lancés par les participants. Cette année, cela a semblé marquer la fin des précautions Covid… alors que la Carme insiste toujours sur la désinfection des mains avant de nous distribuer des feuilles en classe, voilà que tout d’un coup, comme ça, elle convertit l’une des dernières leçons du trimestre en sortie. Nous voici donc au beau milieu d’une foule joyeuse, sous une pluie de bonbons (pour une fois, la météo est clémente). Il y avait des fifres et tambours, des calèches et même un ou deux petits ânes un peu déboussolés. Coquine, la Carme a même poussé le bouchon en nous emmenant au CAT, le Centre Artesà Tradicionarius, où nous nous somme retrouvés attablés, à boire, manger et converser sans masque ! Très agréable — bien qu’étrange — de découvrir le visage complet des camarades de classe…

Enfin, j’ai obtenu mon certificat de catalan Bàsic 2 et me suis inscrit au cours suivant qui débutera dans quelques jours (il va être temps de se confronter au subjonctif… à ce sujet abordé dans #HolaMadrid de mars, j’ai découvert que le Ojalá castillan devient Tant de bo en catalan, mot à mot : tant de bon, c’est joli, n’est-ce pas ?) En tout cas, mon niveau me permet d’accéder à des thèmes de société, des séries, des films, même un peu de poésie…

Et nous disons assez ! — #HolaBarcelona Journal de mars

Dans mon Journal de février, j’écrivais (de manière volontairement provocatrice et désabusée) : en 2022, déjà 14 femmes ont été assassinées en Espagne. Nul doute que tout ira mieux après la Journée internationale du 8 mars…

Le 8 mars justement, j’ai visionné I diem prou! (‘Et nous disons assez !’) sur TV3  (réalisation : Laia Mestre Sopeña et Sara Segarra Vidal) Ce documentaire recueille le point de vue de cinq femmes victimes de violences sexuelles, racontées devant la caméra à visage découvert, non plus en tant que victimes, mais en tant que survivantes. Ce sont des témoignages implacables, mais c’est la fin du reportage qui m’a le plus fait réfléchir. Les intervenantes avaient démontré que la transformation sociale individuelle devait aller jusqu’à devenir collective : « Si nous abordons les deux voies en parallèle (les femmes d’un côté, les hommes de l’autre), nous ne pourrons pas mettre fin à cette culture du viol. » À ce moment, Rubén Sànchez Ruiz (psychologue et activiste féministe) intervient : « Maintenant je dis, où sont les hommes ? Avec les violences sexuelles, où sont les hommes ? A part commettre des violences sexuelles, où sont les hommes ? » Et d’interpeller chaque homme pour qu’individuellement, une prise de conscience et une responsabilisation s’opèrent. C’est ce que je conserverai de cette journée, au-delà des témoignages de Jèssica, Àngela, Mònica, Valèria, Fàtima, Salma, Maria, Bel, Montse, Carme, Estel, Anna, Clara, Carme, Leticia, Carla, Mireia et Natza.

En un seul mois, six femmes de plus ont été assassinées en Espagne. La dernière, le 21 mars, avait 27 ans, était espagnole et vivait à Barcelone. Son nom et prénom sont inconnus. On sait seulement que le présumé responsable serait son compagnon, un Équatorien de 28 ans qui s’est spontanément dénoncé après les faits. Tristesse de penser à ces corps qui se sont aimés, mélangés, étreints, reproduits, pour terminer meurtris dans ce destin tragique. Tristesse et lassitude.

Corps et sensations — #HolaBarcelona Journal de mars

Le 11 mars, j’ai découvert, après Las Canciones, le nouveau spectacle de Pablo Messiez (dont je parlais dans #HolaBarcelona de février et #HolaMadrid de janvier). Je n’ai pas été déçu. Le point de départ créatif de Cuerpo de baile intervient durant le confinement. Messiez explique que cette interdiction de partager physiquement l’espace qu’est le théâtre a remis en évidence la qualité rituelle du théâtre, en tant qu’activité humaine qui a fondamentalement à voir avec la rencontre et l’espace. « Le théâtre n’existe pas vraiment s’il n’y a pas de public pour lui donner un sens. » Et aussi : « Si le théâtre est espace et rencontre (co-présence), où est le toucher ? Quel rôle tient la peau, qui est précisément celle qui nous transmet les données ? »

L’œuvre est agencée en cinq parties, dont chaque titre nomme la matière avec laquelle les corps des comédiens danseurs sont mis en relation :

  1. L’air ;
  2. Les chansons (« les œuvres naissent de la précédente », le germe existe dans l’œuvre précédente et contamine la suivante) ;
  3. La langue (balbutiement animal pré-linguistique, jusqu’à la parole, jusqu’au mot) ;
  4. Ce qui vibre (et qui met les corps en mouvement) ;
  5. Le chant d’action de grâce d’un homme guéri (comme Josep Vidal i Granés, le boulanger du 3 mars…), ultime partie durant laquelle les quatre interprètes se rencontrent dans cet espace de paix, autrefois lieu de répétition d’un corps de ballet, transformé par la musique.

Il y aura des moments exceptionnels, comme dans Las Canciones, des instants qui me toucheront davantage, et c’est tout subjectif. Je garderai longtemps la sensation qui m’envahit alors que la musique de Canteloube emplit l’espace. Je ne sais pas combien de gens connaissaient le titre du morceau, mais il se trouve que je l’ai écouté depuis mon enfance, qu’il m’a toujours fait frissonner, et l’entendre ainsi m’a transporté. À l’époque, ma version était celle de Kiri Te Kanawa, avec l’English Chamber Orchestra dirigé par Jeffrey Tate. Il y a aussi une belle interprétation de la soprano Victoria de los Ángeles (ou en catalan, puisqu’elle est une illustre fille de Barcelone, Victòria dels Àngels), mais on revient toujours à ses premiers amours, n’est-ce pas ? Alors, voici :

La Mercè m’avait demandé après Cuerpo de baile si le spectacle m’avait davantage plu que Las Canciones. J’avais alors répondu que je ne savais pas, qu’il fallait que j’y pense (traduction : que je digère avant de m’exprimer). Je sais maintenant, après deux semaines d’inactivité corporelle pendant lesquelles mon cerveau a tourné à plein, que oui ! j’ai encore plus aimé, encore plus été séduit. La raison en est que Las Canciones est basé sur les paroles des chansons. Assis dans la salle à Madrid ou à Granollers, j’ai reçu le texte qui conditionna en partie ma réaction. Cuerpo de baile est une matière première qui doit encore être affinée, transformée par le public, c’est-à-dire moi. Et comme il n’y a pas de mots, c’est la sensation qui doit l’emporter. C’est aller plus profond, là où le matériau est plus brut, plus authentique. Il vous touche ou pas, votre peau frissonne ou pas, vous transmet un message sensoriel ou pas.

En mars, malgré le plus faible ensoleillement à Barcelone depuis 1968, malgré une pluie quasi ininterrompue dans une ambiance spleen, il y aura tout de même eu cette sensation ineffable sur ma peau…

#HolaBarcelona Journal de mars 2022