Texte flou en arabe sur un écran d'ordinateur sur lequel se projette de la lumière #HolaBCN Le vieux quartier © Gilles Denizot 2024
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#HolaBCN Le vieux quartier

Ceux qui lisent quatre nouvelles de Naguib Mahfouz dans la nuit, voyagent au Caire, via Tanger


Cours d’Histoire de la lecture, hier. Nous en étions au monde antique. Le professeur nous emmena en Grèce et à Rome, d’Herculanum jusqu’à Alexandrie. Comment la bibliothèque personnelle d’Aristote est arrivée à Rome, près de 300 ans après sa mort ? Comment se confectionnaient les feuillets de papyrus, puis les rouleaux ? Les écrits d’Homère et de Sapho. Le tableau bleu s’ornait de caractères grecs, de dessins… #HolaBarcelona Le vieux quartier

En sortant du campus, plutôt que de rentrer à vélo, j’ai bifurqué et suis allé faire un tour à ma bibliothèque de quartier. J’avais envie de livres, non pas que je n’en aie aucun (loin de là, et je vais bientôt terminer Hard-Boiled Wonderland and the End of the World). Non, je désirais lire Buchmendel de Stefan Zweig. Aucun exemplaire disponible en langue originale, je me suis rabattu sur Schachnovelle (dans le quatrième Murakami, le personnage principal joue aux échecs avec le Colonel. Cela va me donner envie de revoir The Queen’s Gambit…). J’ai aussi empoché Ce qui reste, un roman de Rachid O. publié chez Gallimard et un petit recueil de nouvelles de Naguib Mahfouz (Le Caire, 11 décembre 1911 – Le Caire, 30 août 2006).

La couverture me ramena tout droit à la médina de Tanger (je ne suis jamais allé en Égypte), les balcons soutenus par d’épaisses poutres en bois, les échoppes, les marchands. J’avais hâte de rentrer à la maison et de plonger dedans (je venais d’évoquer avec une collègue de classe que s’immerger se traduit par sumergirse, alors que j’aurais dû me souvenir du verbe zambullirse, puisque je l’avais employé dans un texte rédigé à Tanger.) Bref.

Pendant que l’eau du thé chauffait, je mentionnai rapidement à Mercedes le nom de Naguib Mahfouz. Elle l’avait déjà lu et cela ne m’étonna pas. Mercedes est le Lucky Luke de la lecture, elle lit plus vite que son ombre. Tiens, dans mon Murakami du moment, le narrateur doit, comme tout habitant de la cité fortifiée, abandonner son ombre pour résider dans ce lieu nommé Fin du monde. Mercedes connait bien Le Caire, thème de prédilection de l’écrivain égyptien. Le thé est prêt, je m’installe et ouvre le livre.

D’habitude, je ne commence pas par la préface, je plonge la tête la première dans le texte. Comme cet enfant qui s’élance dans un canal d’Al Max, un village de pêcheurs à Alexandrie, une photo du projet Here, The Doors Don’t Know Me de Mohamed Mahdy (Égypte) primé lors du World Press Photo 2023 et dont je n’ai pas encore parlé. Le site interactif vous y transportera sans escale.

Hier, pourtant, j’eus envie de lire la préface, signée par la traductrice Marie Francis-Saad en hommage au récipiendaire du prix Nobel de littérature 1988.

The Nobel Prize in Literature 1988 was awarded to Naguib Mahfouz « who, through works rich in nuance – now clear-sightedly realistic, now evocatively ambiguous – has formed an Arabian narrative art that applies to all mankind ».

Nobel Prize Outreach AB 2024. Thu. 18 Jan 2024

L’auteur de la Trilogie du Caire est celui qui a fait retentir, pour la première fois, les sonorités de la langue arabe à l’intérieur de la vénérable Académie, cette langue qu’il a contribué, pour une large part, à assouplir pour l’adapter aux réalités de la société contemporaine. Murakami avait aussi travaillé la langue japonaise, en transitant par l’anglais, pour trouver un son et une résonance appropriés. Il n’a pas (encore ?) le Nobel, mais en 2023, il a reçu le Premio Princesa de Asturias. Concernant le prix suédois, il est allé jusqu’à dire : « L’Académie ne publie pas les noms des finalistes. Il s’agit d’une spéculation de la part des éditeurs et cela ne m’intéresse pas. Mais j’ai été heureux de voir Dylan et Ishiguro récompensés, car j’apprécie leur travail. » Murakami, qui vit pratiquement reclus chez lui avec sa femme depuis un demi-siècle, avait choisi de ne pas prononcer de discours à Oviedo. Sa renommée lui en coûte.

À Stockholm, Mahfouz avait fait un discours qualifié d’appel afin d’œuvrer au bien-être de l’humanité. Le texte traduit en français par Francis-Saad suit la préface, et commence ainsi :

Avant tout, je tiens à remercier l’Académie suédoise et son comité Nobel d’avoir prêté attention à ma longue et persévérante entreprise. Je vous demanderai de faire preuve de tolérance en m’écoutant, car je m’adresse à vous dans une langue que vous êtes nombreux à ne pas connaître. Mais c’est elle la véritable lauréate de ce prix et il n’est donc que justice que sa mélodie flotte pour la première fois sur cette oasis de culture et de civilisation. J’espère vivement que ce ne sera pas la dernière et que des écrivains de ma nation auront le plaisir de venir prendre place parmi les écrivains internationaux qui ont répandu le parfum de la joie et de la sagesse sur notre monde d’affliction.

On s’empresse de confirmer qu’aucun autre écrivain égyptien n’aura été reconnu depuis à Stockholm. Mahfouz, fils de deux civilisations et homme du Tiers-monde prie l’Académie d’excuser la teinte politique de son intervention par cette phrase magnifique : « Tout flacon n’est-il pas coloré par ce qu’il contient ? ». À la suite de la Révolution égyptienne de juillet 1952, il avait cessé d’écrire. Cependant, avec Les enfants de Gebelawi (1959), il reprit une écriture qui dissimule souvent des jugements politiques sous l’allégorie et le symbolisme. Il fut également un des rares intellectuels égyptiens et arabes à avoir approuvé les accords de paix entre l’Égypte et Israël en 1979, tout en se déclarant totalement solidaire des Palestiniens. Une position qui lui valut d’être boycotté dans de nombreux pays arabes. En 1994, Naguib Mahfouz survit à une tentative d’assassinat à l’arme blanche ; au procès, les accusés reconnurent ne pas avoir lu une seule ligne de son œuvre. Il resta paralysé de la main droite et cessa d’écrire, contraint de dicter ses textes, mais pardonna à ses agresseurs, affirmant que leur acte n’avait rien à voir avec l’Islam, et tout avec le fanatisme. 

Tout flacon n’est-il pas coloré par ce qu’il contient ?

Auteur de pas moins de trente romans et de plus d’une centaine de nouvelles, me voici avec quatre d’entre elles dans ma main (gauche, la droite tient la tasse de thé).

Lui se mit à observer la hâra tout en palpant le verre de thé, sans penser à en prendre une seule gorgée.

Le vieux quartier et autres nouvelles, inédit, éditions de l’aube, traduites de l’arabe (Égypte)

« Le vieux quartier » (Rihla) est tiré du Bistrot du chat noir (Khammârat al-qitt al-aswad, Maktabat Misr, Le Caire, 1969).

Tahar Ben Jelloun dira : « Comme Balzac et Zola, comme Tolstoï et Faulkner, Mahfouz a été le témoin de son époque, témoin à l’écoute de son peuple, celui qu’il côtoyait quotidiennement dans sa rue, dans son café. » Ce vieux quartier de Gamaliyya ressemble à s’y méprendre à mon vieux quartier de Dar Baroud. La zaouïa toute proche, les caïds de la place, les fontaines, les cafés et plus loin, la hâra, rue qui s’ouvre dans un vieux quartier et finit en impasse

« Lorsque la fortune vient… » (‘Indama ya’ti al-rakha’)

Tiré de L’Organisation secrète (Al-Tanzîm al-sirrî, Maktabat Misr, Le Caire, 1984)

Je me mis à penser à un passage d’un livre dont j’oublie le titre. Il y est raconté les enveloppes glissées aux fonctionnaires de Tanger en guise de bakchich. C’est le problème avec le passage du Temps (autre thème de prédilection de Mahfouz), on oublie les phrases des livres lus, mais pas l’émotion ressentie lors de leur lecture (dixit mon prof de littérature, Jaume Subirana). Mercedes s’en souviendra certainement, son ombre ne vieillit pas, ni sa mémoire d’ailleurs.

« Les scarabées » (Al-Khanâfis)

Tiré de L’Ultime décision (Al-Quarâr al-akhîr, Maktabat Misr, Le Caire, 1996)

Je confesse avoir été surpris du début à la fin. J’ai cherché dans les dictionnaires la définition exacte d’Al-Khanâfis, sans succès. Je m’étonnais que la plaie vienne de scarabées, animal sacré s’il en est dans la symbolique égyptienne. Mon souvenir des cafards à Tanger, des techniques et de la meilleure période pour s’en défaire, me revenaient à l’esprit. Comment se peut-il que les Cairotes s’engagent dans ce massacre implacable ? Si j’étais à Tanger, j’irais boire un thé avec Mohammed et j’en profiterais pour lui poser la question.

« Le retour » (Al-‘awda)

Tiré de L’Ultime décision (Al-Quarâr al-akhîr, Maktabat Misr, Le Caire, 1996)

Enfin, je me suis retrouvé dans le quartier de Foundaq Chejra. Au Théâtre Darna, j’avais vu Wadah Wedoh Echams et reçu un gros coup de poing en pleine gueule. Dans « Le retour », il y a ces silhouettes du gardien de la zaouïa Sidi Al-Sabbân et le futuwwa (homme fort, caïd, meneur d’hommes chez Mahfouz) qui ressemble à s’y méprendre au moqadem de ma rue. Il y a même le cireur de chaussures…

En cours d’Histoire de la lecture, nous avions évoqué la phrase de saint Augustin : « Le monde est un livre, et ceux qui ne voyagent pas n’en lisent qu’une seule page. » Eh bien ! Ceux qui lisent quatre nouvelles de Naguib Mahfouz dans la nuit, voyagent au Caire, via Tanger…

Texte flou en arabe sur un écran d'ordinateur sur lequel se projette de la lumière #HolaBCN Le vieux quartier © Gilles Denizot 2024

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