Le livre The Great Believers sur mon lit © Gilles Denizot 2023
#holabarcelona, états-unis, espagne, histoires

#HolaBCN — Ceux qui survivent

Nos grands-parents subirent deux guerres, certains de nous ont survécu à deux pandémies. C’est beaucoup, c’est lourd et inhumain…


Je l’ai lu en pleine nuit, alors que les sauvages hurlaient. En marchant dans la rue quelquefois, un œil radar et l’autre sur le texte. Le matin, pieds joints en avant pour y poser ce gros bouquin de plus de 500 pages, āsana du lecteur assidu. La date de l’achat, que j’inscris toujours traditionnellement, indique le 31 octobre 2023. Je l’ai terminé ce matin, à l’aube.… #HolaBCN Ceux qui survivent

Il y avait peu de monde au Watson, le patio intérieur de Finestres 249. Xavier me vit approcher et nota le volume encore vierge dans ma main. Peut-être se dit-il : « Ah, voilà le type toujours seul, qui assiste à certaines rencontres d’auteurs, un livre en main, salue avant de commander un vermouth-orange-olive, puis s’installe pour lire sans un mot. Celui qui, avant de quitter le patio-jungle-cascade, replace le fauteuil et ramène le verre vide. Pourquoi le fait-il, alors que je m’assure que la grande table commune est toujours débarrassée et accueillante ? Probablement juste pour un merci et un au revoir avant de disparaître… ». Voilà ce qu’il pensait peut-être en esquissant le début d’un sourire qu’on imagine sincère. Hola, bon dia, com estàs? Doncs… un vermut si et plau. Le sourire se renforce, s’installe dans un état de certitude confortable. Il savait bien. La main attrape la bouteille au bouchon de liège, un verre ample, juste assez lourd, un gros glaçon oblong, tranche une orange, pique une olive. À mon tour de sourire. La vue, le toucher, l’odorat, le goût s’éveillent ; l’ouïe se recroqueville. Lèvres sur verre, doigts sur papier, silence.

1985
Twenty miles from here, twenty miles north, the funeral mass was starting. Yale checked his watch as they walked up Belden. He said to Charlie, ‟How empty do you think that church is?
Charlie said, ‟Let’s not care.

Rebecca Makkai, The Great Believers

À Chicago, dans les années 1980, au cœur du quartier de Boystown, Yale Tishman et sa bande d’amis – artistes, activistes, journalistes ou professeurs.. – vivent la vie libre qu’ils s’étaient toujours imaginée. Lorsque l’épidémie du sida [sic] frappe leur communauté, les rapports changent, les liens se brouillent et se transforment. Peu à peu, tout s’effondre autour de Yale, et il ne lui reste plus que Fiona, la petite sœur de son meilleur ami Nico. Du Chicago des années 1980 au Paris d’aujourd’hui, Rebecca Makkai nous offre une épopée puissante sur le pouvoir de l’amitié face à la tragédie.

Le titre The Great Believers, de Rebecca Makkai, est issu de My Generation de F. Scott Fitzgerald. La seconde partie de la citation en explique la raison :

We were the great believers. […] Well—many are dead […] But I have never cared for any men as much as for these who felt the first springs when I did, and saw death ahead, and were reprieved—and who now walk the long stormy summer.

Le ciel bleu de Barcelone, quelques nuages et une rangée de siêges vides suspendus dans l'air © Gilles Denizot 2023
#HolaBCN Ceux qui survivent © Gilles Denizot 2023

J’étais dubitatif avant d’entamer la traversée de ce roman-fleuve. Troisième et dernier livre au programme de mon club de lecture, avais-je vraiment envie de visiter de nouveau cette époque inhumaine et révoltante ? J’allais inévitablement rappeler le souvenir de tous ceux (et celles) qui n’ont fait que nous précéder, comme dit Rückert.

Chris DeBlasio & Perry Brass The Disappearance of Light, All The Way Through Evening, Gilles Denizot & Mimi Stern-Wolfe

À mesure que la lumière disparait chaque année entre le 26 octobre et le 1ᵉʳ décembre, je cherche ma génération. Celle qui fut décimée par l’homophobie, la peur et l’ignorance, bien avant que ne s’en charge le virus multirésistant. Il y eut Mauro (le premier, mort dans mes bras, on n’oublie jamais ça), Tom (je porte encore sa ceinture de cuir), Henri et… et le remords d’avoir perdu autant de noms en route. Mais, les visages, les sentiments survivent. La plupart sont devenus anonymes quand d’autres ont réussi à s’inscrire dans la mémoire. Qui préservera, qui perpétuera cet héritage ? Je l’évoquais dans All The Way Through Evening… Pendant 30 ans, nous avons commémoré la vie de Chris DeBlasio, Kevin Oldham, Robert Chesley, Robert Savage (et tant d’autres). Quand octobre laissait la place à novembre, se profilaient alors Thanksgiving et les yams de Michelle, l’élaboration du programme du concert, l’excitation des préparatifs, puis la traversée de l’océan. Revoir Mimi, Laura, Perry, Marshall, Andrew, Darcy, Gianluca, Isabelle, Ilsa, Felicia, Jeannine, Marni, Audrey, Sasha, par la suite Rohan… Quand Mimi nous précéda, Elizabeth s’assit sur le tabouret face au clavier et glissa ses doigts dans les empreintes creusées année après année.

Ce fut une guerre terrible, elles le sont toutes.
Personne n’en sort victorieux, jamais.

Si j’étais dubitatif avant de commencer la lecture, c’était surtout parce que le livre a été écrit par une femme. Une réticence aussi infondée que celle que Mimi ressentait à notre rencontre : qui est ce jeune homme, pourtant recommandé par Patrick Moore ? Pourquoi veut-il voir, toucher, dire et chanter ce qu’ont créé mes Great Believers de l’East Village ? Alors, en marchant maintenant dans le long été orageux, adopterais-je moi aussi cette posture rétive ? Mais, à la page 311, je baissai la garde. Quelle que soit la légitimité de Rebecca Makkai (I’m a straight woman, and I’m writing about things I wasn’t there for.), elle avait identifié une facette essentielle : l’analogie avec la guerre.

‟I got back to Paris, and Paris was gone. Not the city, just the—I don’t know if I can explain. The boys were gone, our classmates, or they were missing limbs. There was an architect student who came back intact, only he’d lost his voice from mustard gas, never said another word. Everyone that spring just wandered. You’d find a friend in a café, and even if you’d hardly known them you’d run and kiss them, and you’d exchange news about who was dead. I don’t know how you could compare it to anything else. I don’t know how you could.„
Yale had missed a step. ‟Compare what?„
‟Well, you! Your friends! I don’t know how it’s like anything other than war!

Voilà pourquoi Nora se bat pour faire survivre le souvenir de Ranko Novak, peintre obscur et amour de toute sa vie. Comme Mimi se battait pour sa Benson AIDS Series. Voilà ce qu’est pour nous cette époque SIDA, qui s’estompe et que la nouvelle génération ne connait qu’en minuscules. Les noms rayés dans un carnet d’adresse hanté. Les amis qui, épouvantés par un diagnostic sentence de mort, se suicidèrent (j’en ai connu au moins deux…). Les services funéraires, hebdomadaires. Bientôt, il ne subsistera plus rien de notre mémoire collective. Cette guerre qui nous a mutilés ou décimés, selon la taille de notre courte paille. Walt Whitman qui visite cet hôpital en 1989, technique littéraire appropriée ici. Les mots que Makkai place dans la bouche de Nora sont ceux que Perry confiait à Chris : ‟I want to write something about AIDS, I want us to write a song cycle about AIDS…

All The Way Through Evening: Australian Theatrical Trailer #1

En 1993, Mimi ouvre sa Benson AIDS Series à Chris DeBlasio et Michael Dash. Ils y donnent la première d’All The Way Through Evening, et mourront peu de temps après. La même année, je rencontre Mimi et chante le cycle avant de l’enregistrer avec elle en direct au Lincoln Center. Bien longtemps après, Mimi découvre dans le film de Rohan Spong la séquence vidéo originale et remarque ‟I don’t think Gilles ever saw this…

Durant la crise de la COVID, un jeune homme écrivit que le manque le plus significatif de nos grands-parents fut la faim qui les tenaillait durant la guerre. (D’où leur obstination à nous faire finir notre assiette.) Cette pénurie de nourriture les incita à nous gaver, pour compenser. Le jeune homme fit le lien avec ce qui deviendra peut-être la séquelle de la génération actuelle : l’absence de contact physique, de ne pas avoir pu se toucher. Autre analyse pertinente de la pandémie.

The world is a wonder, but the portions are small 

Rebecca Hazelton, Slash Fiction

Nos grands-parents subirent deux guerres, certains de nous ont survécu à deux pandémies. Malgré l’incompétence délibérée d’aucuns. C’est beaucoup, c’est lourd et inhumain.

Le SIDA, c’est notre 14-18. Voilà pourquoi il nous fallait notre Wilfred Owen et notre War Requiem, notre Siegfried Sassoon et notre Benediction, nos Perry Brass et Chris DeBlasio, et notre All The Way Through Evening.

Nous, The Great Believers, devons inlassablement invoquer nos blessés et nos morts, toutes celles et ceux

qui n’ont fait que nous précéder…
et ne demanderont pas à rentrer chez eux.
Nous les rattraperons sur ces hauteurs.
sous le soleil, la journée est belle,
Sur ces hauteurs.

Le livre The Great Believers sur mon lit © Gilles Denizot 2023

#HolaBCN Ceux qui survivent