Sur le cube de plexiglas, hommage de Tàpies à Picasso, coule inexorablement de l'eau ©GD24 #HolaBCN Pluie d'idées
#holabarcelona, espagne, histoires

#HolaBCN Pluie d’idées

Comment suis-je parvenu à terminer le programme du niveau C1.1 de catalan et me présenter à l’examen ?


Je n’en ai aucune idée. Mais, je l’ai fait.… #HolaBCN Pluie d’idées

Je crois même être parvenu, durant l’épreuve écrite, à rédiger un texte original, bien tourné, en un temps record pour moi. Je l’avais déjà griffonné en comptant les mots à l’emporte-pièce, car j’ai tendance à trop en jeter sur le papier et la composition en devient bancale (souvenir du DELE B2 d’espagnol…) Avant de pouvoir le transcrire au propre sur le feuillet d’examen, mon tour arriva pour l’épreuve d’expression orale.

Ce n’est pas celle que je redoutais le plus (c’est celle d’audition, pour tout dire, en particulier les dictées musicales). Toutefois, cette partie de l’examen compte autant que l’écrit et il est impératif de les surmonter toutes deux pour être déclaré apte. Le sujet imposé traitait des résultats d’une étude scientifique. Une équipe américaine avait analysé l’interaction entre deux personnes à travers un écran d’ordinateur ou face à face. Les différences en matière de choix d’idées, de comportements cognitifs, me semblaient intéressantes (je pouvais aussi entraîner l’examinatrice, au besoin, sur les terrains de la pandémie ou des sessions zoom). J’avais souligné les points essentiels, que je m’apprêtais à introduire successivement au moyen de connecteurs de langage sélectionnés avec soin. Le vocabulaire précis n’attendait que d’être exprimé de la manière la plus fluide possible. Mon opinion personnelle, qu’il fallait inclure dans la présentation orale, ne manquait pas d’arguments. L’article contenait même l’expression pluja d’idees (pluie d’idées), si poétique… J’étais donc prêt.

– Gilles ? Je me retrouvais sur la chaise du prévenu.

Laia suivait le fil de mon discours en maintenant sur moi son visage ouvert, son regard bienveillant. Face à face. De temps à autre, je frôlais ou dépassais même les vingt mots successifs. Je la sentais alors comme une jeune spectatrice qui observe, le souffle court, un funambule sous un chapiteau de cirque. Elle ponctuait parfois l’aboutissement du raisonnement par un molt bé, Gilles. À la fin de l’oral, dans lequel s’était outrageusement glissé un quizá castellan au lieu du catalan potser (je ne fais JAMAIS cette erreur, ô rage), Laia détendit sa posture qu’elle avait maintenue penchée vers moi. Une expiration mutuelle de soulagement plus tard, la connexion professeur-élève ne s’était pourtant pas relâchée. Je savais très bien ce qu’elle avait dû ressentir. J’en avais maintes fois fait l’expérience : préférer chanter à la place de mes élèves, plutôt que d’assister, impuissant, à leur récital final dont je connaissais tous les écueils… L’esprit dégagé comme un ciel de traîne, je notais encore que je n’avais jamais prononcé le mot cosa. Laia me l’avait recommandé la veille, j’avais suivi son conseil et identifié une série de synonymes comme qüestió, assumpte, tema, argument, noció, idea.

Tu as été mon défi ce trimestre. Le premier jour, je me suis sentie dépourvue. Je ne savais pas comment j’allais réussir à te faire parler. Pas uniquement t’enseigner le vocabulaire, la syntaxe, l’ordonnance du discours, mais simplement te faire parler. Tu as été mon défi, el meu repte, Gilles.

Elle avait raison. Parvenir à calmer mon souffle et à poser ma voix (un comble !), à prononcer les mots adéquats et tisser le raisonnement a effectivement été un défi. Une voix intérieure, sans répit, me susurrait : « Tu peux laisser tomber, tout cela n’a pas d’importance. Pourquoi ne laisses-tu pas tomber ? Laisse tomber ! » Ce bruit interne, cette ombre qui s’étend d’un jour à l’autre, puis d’une aube tranquille à un crépuscule agité. Cela m’a fait dériver loin, ce fut difficile. Et, pourtant…  

Laia aime le crépuscule et la poésie de Joan Margarit. Elle aime aussi acheter des livres et manger des anchois.

Alors, je suis allé chez Finestres pour lui dénicher un certain titre. Je voulais No era lluny ni difícil (Ce n’était ni loin ni difficile), mais l’ouvrage est épuisé, introuvable. (Les teintes de ces poèmes me sont d’ailleurs peut-être davantage destinées…)

Ha arribat aquest temps  
que la vida perduda no fa mal,
que la luxúria és un llum inútil
il'enveja s'oblida. És un temps
de pèrdues prudents i necessáries,
no és un temps d'arribar, sinó d'anar-se'n.
És ara quan l'amor
coincideix a la fi amb la intel-ligència.
No era lluny ni difícil.
És un temps que només em deixa l'horitzó
com a mesura de la soledat.
El temps de la tristesa protectora.
Il est arrivé ce temps  
quand la vie perdue ne fait pas mal,
quand la luxure est une lanterne inutile
et que l'envie s'oublie. C'est un temps
de pertes prudentes et nécessaires,
ce n'est pas un temps pour arriver, mais pour s'en aller.
C'est maintenant que l'amour
coïncide enfin avec l'intelligence.
Ce n'était ni loin ni difficile.
C'est un temps qui ne me laisse que l'horizon
comme mesure de la solitude.
Le temps de la tristesse protectrice.
(Ma traduction)

J’aurais pu me rabattre sur l’œuvre complète (1975-2001), ultime publication du poète et architecte barcelonais ; des exemplaires empilés sur une table n’attendaient que cela. Cependant, j’ai préféré Des d’on tornar a estimar (D’où aimer à nouveau) et ses poèmes aux titres pertinents.

IDENTITAT

Què fer de les paraules al final?  
Si vull trobar què sóc no puc buscar  
més que en dos llocs: la infància i ara que sóc vell.  
És on la meva nit és neta i freda  
com els principis lògics. La resta de la vida  
és la confusió de tot el que no he entès,  
els tediosos dubtes sexuals,  
els inútils llampecs d’intel·ligència.  
Convisc amb la tristesa i la felicitat,  
veïnes implacables. Ja s’acosta  
la meva veritat, duríssima i senzilla.  
Com els trens que a la infància,  
jugant en les andanes, em passaven a frec.
Joan Margarit récite Identitat (2015)
IDENTITÉ

Que faire des paroles au final ?
Si je veux trouver ce que je suis, je ne peux chercher
qu'en deux endroits : l'enfance et maintenant que je suis vieux.
C'est là que ma nuit est propre et froide
comme les principes logiques. Le reste de la vie
c'est la confusion de tout ce que je n'ai pas compris,
les fastidieux doutes sexuels,
les inutiles éclairs d’intelligence.
Je vis avec la tristesse et le bonheur,
voisins implacables. Déjà approche
ma vérité, si dure et simple.
Comme les trains qui, à l'enfance,
jouant sur les quais, me frôlaient.
(Ma traduction)

Ou encore

CONEIXEMENT

Cavar entre les pedres, els terrossos
i les arrels que mai no arrencaràs.
Però aquest és el preu del que és profund.
Cavar és religiós.
És una forma de bondat.
Cavar de nit. Després agenollar-se
i aixecar els ulls a les estrelles
sabent que cal buscar-ho tot a terra:
com construir una casa, com escriure un poema.
I fins i tot des d’on tornar a estimar
en aquest temporal de la memòria.
Joan Margarit récite Coneixament (2015)
CONNAISSANCE

Creuser parmi les pierres, les mottes
et les racines que jamais, tu ne déracineras.
Mais c'est le prix de ce qui est profond.
Creuser est religieux.
C'est une forme de bonté.
Creuser de nuit. Puis s'agenouiller
et lever les yeux vers les étoiles
sachant qu'il faut tout chercher sur terre :
comment construire une maison, comment écrire un poème.
Et même d'où aimer à nouveau
dans cette mémoire temporaire.
(Ma traduction)

Pour accompagner le recueil (et son bon d’échange, au cas où Laia préférerait tout de même l’œuvre complète), j’étais passé au Mercat de Fort Pienc. Elisabeth, la gérante de la Botiga del Bacallà, y vend les fameux Boquerones al vinagre. Tandis qu’elle alignait les anchois avec soin dans la boite en plastique, je lui racontais – en espagnol – pourquoi la portion devait être individuelle. Il fallait que la personne à qui je destinais la surprise puisse disposer de quelques bouchées de Margarit, accompagnées d’anxoves marinées (oui, en catalan, l’anchois est une demoiselle).

– Avant de partir, je te laisserai deux petites choses sur ton bureau (pour le coup, je m’étais autorisé le mot à éviter). Gràcies, Laia.

Una forta abraçada plus tard et je quittais le campus. L’horizon semblait immense, pour un temps lisse et dégagé.

Sur le cube de plexiglas, hommage de Tàpies à Picasso, coule inexorablement de l'eau ©GD24 #HolaBCN Pluie d'idées

#HolaBCN Pluie d’idées