Un restaurant avec une moto garée devant #HolaBCN 13 Tongues, envolée à Taïwan © Gilles Denizot 2022
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#HolaBCN — 13 Tongues, envolée à Taïwan

13 Tongues, ballet de CHENG Tsung-lung pour la troupe du Cloud Gate Theater of Taiwan, m’a fait rêver en couleurs


C’était au Mercat de les Flors, la maison de la danse sur les hauteurs de la ville. Ce lieu est vivifiant, il nourrit d’énergie et de corps agiles. J’y arrive assoiffé et en ressors souvent ébranlé, à bout de souffle. La pente qu’il faut gravir depuis plaça Espanya se mue, à la descente, en un toboggan lisse, une soupape pour réintégrer le monde du commun… #HolaBCN 13 Tongues, envolée à Taïwan

C’est au Mercat que j’ai vu Sasha Waltz (In C), Crea Dance Company by Maria Rovira (Odissea),  Lia Rodrigues Companhia de Danças (Furia, partagé avec la Mum’s, puis Encantado), Omar Rajeh et Maquamat (Beytna). Quant à Sol Picó, Natsuki et Charlotta Öfverholm (Titanas, premier faux pas de ma programmation) : serait-il suffisant de se toucher la chatte et de danser du flamenco sur pointes pour qu’un spectacle soit féministe ? Je pose la question.

Ce sera au Mercat que je verrai Anne Teresa De Keersmaeker, Alain Franco et Rosas (Variations Goldberg, BWV 998, de Bach, second faux pas), le 1ᵉʳ décembre, mon hommage délibéré à Mimi, à ceux qui nous ont précédés et à ceux qui survivent. Si le sort m’est propice, ce sera aussi au Mercat que je poursuivrai mon voyage à Taïwan (Beings et Floating Flowers), dont 13 Tongues fut la première escale. Féérique.

13 Tongues © Cloud Gate Theater of Taiwan

Enfant, dans les années 1980, le directeur artistique de Cloud Gate, CHENG Tsung-lung, contribuait à l’entreprise familiale en aidant son père à vendre des pantoufles dans les rues de Bangka, le plus ancien quartier de Taipei. Bangka était connu pour la diversité et l’effervescence de ses rues, où se mêlaient vie religieuse et vie laïque, riches et pauvres, travail et loisirs, activités légales et illégales. Le jeune CHENG a été fasciné par les récits de sa mère sur le légendaire artiste de rue et conteur des années 1960, connu sous le nom de « Treize Langues », qui avait adopté Bangka comme scène informelle.

On disait que « Treize Langues » pouvait évoquer tous les personnages bangkas — hauts et bas nés, sacrés et profanes, hommes et femmes — dans les récits les plus vivants, les plus dramatiques et les plus couramment imaginatifs. Trente ans plus tard, la fascination de CHENG pour « Treize Langues » est devenue son inspiration lorsqu’il a transformé ses souvenirs d’enfance en danse.

Commençant et se terminant par le son d’une seule cloche à main, la musique qui accompagne 13 Tongues va des chansons folkloriques taïwanaises aux chants taoïstes en passant par l’électronique. La scène est inondée de projections de couleurs, de formes et d’images brillantes et les danseurs se rassemblent, interagissent, se séparent et se rassemblent de nouveau dans une représentation palpitante de la clameur de la vie de la rue. Alors que l’héritage religieux de l’ancienne Bangka fusionne avec l’espace séculier qu’il est aujourd’hui, le temps semble se dissoudre. Le royaume des esprits et le royaume des hommes se rejoignent également, tandis que le public est emmené dans un voyage immersif — par le biais de l’imagination et d’une narration qui rappelle l’art des « treize langues » – à travers des siècles d’efforts, de comportements et de croyances de l’humanité. (Note de programme Cloud Gate)

Avant la représentation, j’assistai à la projection de la série documentaire Behind the Scenes: Creation of 13 Tongues. En voici d’abord une synthèse, pour évoluer davantage dans cet univers fantasmagorique. Les trois épisodes qui suivent se concentrent sur les corps, les couleurs et les sons, pour une immersion totale dans le marché de Bangka. Parfois, ces séances de présentation déflorent le spectacle et altèrent notre réaction face aux artistes. Dans le cas de 13 Tongues, je suis ravi d’avoir reçu les codes au préalable. Ils m’ont permis d’identifier et de comprendre plus en détail le travail de Cloud Gate, de rencontrer CHENG Tsung-lung.

Behind the Scenes: Creation of 13 Tongues © Cloud Gate Theater of Taiwan

Quand il évoque son projet, CHENG Tsung-lung (aperçu fumant une clope avant et après le spectacle) a le regard gourmand. Un Peter Pan émerveillé, mais qui semble occulter une grande douleur ou serait-ce l’image même de la sérénité ?

C’est comme si certaines personnes faisaient des rêves colorés et d’autres des rêves en noir et blanc. Les miens paraissent être en noir et blanc, à l’exception de la fois où j’ai rêvé du poisson koï. Pendant la majeure partie de la pièce, tous les danseurs sont en noir et blanc. Au fur et à mesure, les couleurs commencent à apparaître. Les couleurs représentent une force d’énergie, une sorte de vitalité. En ajoutant progressivement des couleurs, les personnages de ma mémoire devenaient vivants et animés, comme s’ils avaient une âme et prenaient vie sur scène.

Behind the Scenes: Creation of 13 Tongues – Colours © Cloud Gate Theater of Taiwan

Les rêves en couleur, les sons qui s’y propagent, les tonalités teintées, je connais bien. Je n’ai jamais autant ressenti cela qu’en Inde, dans les râgas hindoustanis, quand un alaap annonçait la couleur. Celle-ci se modifiait et s’intensifiait à mesure que le raag se développait.

À la tombée de la nuit, le marché de Bangka devient très animé. Dans un coin, les couleurs fluorescentes de l’opéra taïwanais, dans un autre, le spectacle de marionnettes. En vous retournant, vous verrez un mendiant à terre, des gens qui se disputent et un homme robuste qui vend des sous-vêtements dans la rue. Tous les horizons sont représentés. Les scènes et les images sont venues à moi, et toutes ont façonné ce travail, en y ajoutant des sons et des bruits.

LIM Giong, compositeur
Behind the Scenes: Creation of 13 Tongues – Sounds © Cloud Gate Theater of Taiwan

LIM Giong confie son émotion lorsqu’il entendit pour la première fois la bande sonore en répétition, comment les danseurs et la musique s’articulaient les uns par rapport aux autres. Puis vint la première. « Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai réalisé le rôle de ma musique dans la danse », dit-il. Je partage son sentiment, la partition est puissante, elle se glisse autour du corps des danseurs et soulève le public.

Les membres de la troupe Cloud Gate ne font pas que danser. 13 Tongues les implique aussi comme musiciens (la cloche du temple, signal des souvenirs de CHENG Tsung-lung), comme chanteurs (des mélodies folkloriques aux mantras taoïstes) — des chanteurs qui dansent, quelle maîtrise du souffle ! — et comme acteurs (Guangzhou Street, la première scène, où évoluent tout un florilège de personnages truculents). L’inventivité du chorégraphe est stupéfiante, une série de mouvements et de lignes à travers le temps. Ses danseurs ont des corps si expressifs qu’on ne cesse d’être surpris. Ils sont tour à tour : anguille, panthère, oiseau, poisson, ils montent des marches, gravissent des pentes, volent puis disparaissent soudain. Ils jouent dans un étang avec une carpe koï, dans une maîtrise du rubato dansé, de la notion de groupe et d’individualité… Je viens de voir une Turandot de carton-pâte, bien que musicalement excellente, au Liceu. Tandis que l’opéra demande à être vivifié par les créateurs d’aujourd’hui, avec une vision propre qui ne doit garder du folklorique que l’authentique, on rêve à ce qu’aurait fait CHENG Tsung-lung de l’ultime ouvrage de Puccini…

Behind the Scenes: Creation of 13 Tongues – Bodies © Cloud Gate Theater of Taiwan

Souffrance du Peter Pan qui toujours remet son travail en question. 13 Tongues est créé en 2016. Après chaque représentation, après de longues tournées en Europe, le chorégraphe révise la pièce. « Mais je dois trouver mon chemin. Ce n’est que durant ce processus que j’ai compris que la créativité d’un artiste ne devrait jamais être limitée par la « norme » ou le « standard ». Contre toute attente, 13 Tongues a progressivement pris forme, une forme unique en soi. Il semble aussi que j’ai accepté progressivement mes souvenirs et les sentiments que j’avais en 2016 (ici CHENG Tsung-lung fait une pause, regarde dans le vide, puis reprend), qui étaient assez compliqués finalement. » Et, en 2021 : « 13 Tongues est complet. » Cinq ans de gestation. Un processus de création qui engendre un monde en soi.

Une grande table sur une scène, des personnes cuisinent autour © Gilles Deniozt 2023
#HolaBCN © Gilles Denizot 2023

Souvenir de l’enfant qui revient à la source maternelle et y puise l’inspiration. De Taipei à Beyrouth, via le Mercat, il n’y a qu’un pas : Omar Rajeh et Maquamat dans Beytna. Au centre de tout et de tous, la mère du chorégraphe libanais s’est lancée dans la préparation d’un véritable banquet. Tout au long du spectacle, elle tranche, remue, assaisonne, et donne des instructions aux artistes qui se relaient pour lui prêter main-forte. Quatre chorégraphes et quatre musiciens venus du Liban, du Japon, de Palestine, de Belgique et du Togo se rencontrent sur scène. Ils viennent de continents, de cultures et de pays différents. Ils ont des expériences artistiques différentes, des formations et des idées différentes. Ce qui les relie, c’est leur profession. Ils parlent, boivent, rient, dansent et mangent ensemble. Alors Omar Rajeh nous invite à partager ce repas, et tous nous servent, qui taboulé, qui fattouche, qui verre d’arak. « Une simple invitation à la maison de l’autre : santé, bonheur, plaisir, compassion et amitié. » Souvenirs d’enfance et indicible partage de tendresse entre une mère et son fils, qui (peut-être) ne parviennent à s’exprimer que par une autre création ?

Je pense donc qu’il était essentiel de trouver l’unicité de la vie, l’unicité de nos modes de vie et de nos formes physiques qui sont tous nourris et développés à partir du temps, de l’environnement, de la nourriture et de l’aura. Transformer cette unicité des expériences de vie en danse. Au fur et à mesure que j’avance, je trouve dans chaque petite chose un univers illimité à explorer.

CHENG Tsung-lung
#HolaBCN 13 Tongues, envolée à Taïwan

Tout est dit quand le chorégraphe entre sur le plateau et s’incline profondément face à ses danseurs. Ensuite seulement, il se tournera vers le public pour le saluer… Serait-ce l’image même de la sérénité ?

Un restaurant avec une moto garée devant #HolaBCN 13 Tongues, envolée à Taïwan © Gilles Denizot 2022

#HolaBCN 13 Tongues, envolée à Taïwan