Sur une table en bois, un verre de vermouth, des olives vertes et un feuillet Activitats Octubre jaune #HolaBarcelona octobre 2022 © Gilles Denizot
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#HolaBarcelona — Octobre 2022

Qu’a-t-on fait en octobre à Barcelone ? Peut-être un peu trop.


Rions, rions, enivrons-nous de palmarès et de trophées inutiles. Barcelone a été élue meilleure ville du monde. La belle affaire ! La capitale catalane a aussi été désignée 3ᵉ meilleure ville au monde pour démarrer une nouvelle vie et 5ᵉ pour “l’ingéniosité et la solidarité de sa population ». Certes, l’ingéniosité et la solidarité laissent à désirer. Quant à la nouvelle vie, à l’impossible nul n’est tenu… Voici #HolaBarcelona octobre 2022

#HolaBarcelona octobre 2022 © Gilles Denizot

Tout commença au Liceu et un Don Pasquale dont je ne retiendrai que le duo Tornami a dir che m’ami à l’acte 3. Soudain (et c’est probablement ce qui rend l’art lyrique tant précieux) le beau, l’élégant se manifeste. Enfin, dois-je dire… Trop peu pour toute une production.

On fera mieux au Mercat de les Flors que je retrouve avec plaisir. Cette fois, j’assiste au ballet Odissea de Crea Dance Company by Maria Rovira. La nouvelle pièce pour huit danseurs est un voyage qui réfléchit sur notre société et ses événements récents, sur les guerres modernes et leurs conséquences migratoires. En catalan, voici un beau billet de Quim Noguero, accompagné d’extraits vidéos des productions de Maria Rovira.

Odissea, Crea Dance Company by Maria Rovira

J’entrais ainsi dans une étrange période homérique dont je n’ai pas encore terminé le billet. (Je suis à la bourre sur mon blog, dirait Hèdilya). Le ballet Odissea fut suivi, un samedi comme je les aime, par un Vermut versat à la librairie Finestres. En m’installant en Espagne, j’ai immédiatement adopté la tradition du vermouth avant le déjeuner. À Madrid et la veille de mon déménagement à Barcelone :

Souvent en bord de mer ou avant un spectacle au Mercat

Mais spécialement à la librairie Finestres pour y siroter aussi leur programmation culturelle :

Le samedi soir est propice à la bagarre, comme le dit la chanson, mais à Finestres, nous préférons que le samedi matin soit consacré à des activités moins onéreuses. Par exemple, boire du vermouth (horaire d’Angélus), pendant que certains de nos artistes préférés récitent, rappent, font du stand-up, se produisent ou passent des disques. À Vermut versat, la librairie Finestres invite sur sa scène le meilleur du spoken word, de la comédie stand-up, du hip hop/trap/rap, du rythme et de la poésie, tant locaux qu’internationaux, et l’associe à une activité tout aussi plaisante, comme la consommation de liquides distillés et/ou fermentés.

Ce samedi-là, le Vermut versat était dédié à Mercè Rodoreda et la réédition de sa poésie, dans un ouvrage qui s’enrichit d’un prologue et de la supervision d’Abraham Mohino Balet : Agonia de llum. La session présentée par l’éditeur est partagée entre six écrivains qui lisent des extraits du Món d’Ulisses (Monde d’Ulysse). L’écriture est complexe, j’aimerais lire tout en écoutant. Mais Finestres a pensé à tout : non loin de mon verre ont été empilés des exemplaires. Une fois en main, une fois ouvert et découvert, rares sont ceux qui reposeront l’ouvrage. J’apprécie le titre en ouverture de recueil : [El viatge] I. Barrejadors de ciutats (Le voyage / Mélangeur de cités), je m’y retrouve. 

Je dirais que l’exil, y compris le voyage, défait l’âme, lui prend tout son orgueil.

Mercè Rodoreda, Paysages d’un exil, 1939 – 1953
#HolaBarcelona octobre 2022 © Gilles Denizot

La tradition littéraire catalane regorge de références aux aventures d’Ulysse. La diffusion en exil des premières Élégies de Bierville de Carles Riba et le contexte de guerre de cette œuvre classique, avec un protagoniste qui ne peut pas rentrer chez lui, s’accordent parfaitement avec l’expérience de Rodoreda et de nombreux réfugiés catalans. Happés par la Seconde Guerre mondiale et l’entrée des nazis en France lorsqu’ils fuirent Franco, certains ne rentreront jamais chez eux. À la frontière, il y aura Genève, où Mercè Rodoreda s’installera de 1954 à 1971. L’écrivaine catalane la plus traduite de l’histoire y écrira son roman La place du Diamant. J’avais alors quatre ans… y aurais-je croisé cette Mercè-là, avant d’en rencontrer une autre à Tanger ? Borges et moi avions déjà partagé les mêmes bancs du Collège Calvin comme je le racontais :

Je ne peux plus lui poser la question de vive voix, mais j’imagine que mon amie Bianca aura rencontré Dororeda, elles étaient voisines…

Mercè Rodoreda, un témoin littéraire de l’exil

Un autre vermouth ? Ah, vous aviez déjà oublié… De Nausica à Circe, après tant d’aubes et de nuits, je crois que c’est le dernier poème de l’île des lys vermeils qui achèvera de me séduire :

La llet blanca de la lluna
me la bec a poc a poc.
Devoro flors d'una a una,
entaulada, com per joc.
D'enveja, un núvol s'esberla.
Gotes de color de perla
m'esquitxen nas i cabells.
I me'n vaig. Poso la lleva  
i em tanco dintre la meva
illa dels lliris vermells.

Mercè Rodoreda, Agonia de llum, 2002

I me’n vaig. J’adore ce jeu de consonnes qui bondissent dans la langue catalane, ces voyelles lavées comme l’horizon. La llet blanca de la lluna / me la bec a poc a poc. J’aime ces énigmes : un núvol s’esberla. Un nuage, mais ensuite vient s’esberla et je ne connais pas ce verbe (encore moins s’il s’agit du groupe de la 1e, 2ᵉ ou 3ᵉ conjugaison, car de debó on s’en fout). S’esberla, s’esberla… s’éberluer ? (C’est pour cette raison également que j’aime la poésie, un monde qui se joue des règles de vraisemblance…) Un nuage peut-il s’éberluer d’envie ? En français, éberluer signifie stupéfier, étonner vivement. Synonymes : ahurir, ébahir, estomaquer, sidérer. En catalan, esberlar se traduit par s’ouvrir, se fendre, se casser (ça me rappelle Rosa Font Massot et son Esquerda, [əskɛ́rdə] n. f. : fente, lézarde, fêlure, fissure). Alors, peut-on se fendre sous l’effet de la jalousie ? Ce nuage-là ira jusqu’à lâcher quelques gouttes de couleur de perle. On dirait Peau d’Âne, le conte de Perrault… une robe couleur de perle après celle de temps, de lune, et de soleil ?

Peau d’âne en cuisson rapide

Partis de l’île des lys vermeils, notre nuage nous a portés jusqu’aux Contes de ma mère l’Oye (Ravel fait irruption), du lait blanc de la lune au roi bleu. En fin d’ouvrage, Rodoreda nous offre ses Bestioles. Elles sont quatorze et elles m’ont fait rire à l’écoute comme à la lecture. Une sorte de Bestiaire qu’il m’aurait plu de pouvoir chanter comme à Monte-Carlo. J’y ajouterais un autre bestiaire catalan, celui de Pere Quart (Bestiari, 1937) ; ce sera pour un autre jeune chanteur prometteur.

Le même jour, à trois pas de l’agonie de lumière, il y aura l’inauguration de Llum de la foscor (Bruce Conner) et L’adob que fecunda la terra (Tàpies 1958-1988).

Si l’opacité des murs et l’humilité des objets contrastent avec la luminosité des vernis, toutes ces œuvres suivent la même logique : la revalorisation de la matière première, du naturel et de l’ordinaire, de toutes ces choses que la société rejette ou cache par pudeur, mais qui pour Tàpies sont non seulement dotées de spiritualité, mais sont surtout l’origine et la force de la vie, l’engrais qui nourrit le sol.

L'entrée de la Fund
#HolaBarcelona octobre 2022 © Gilles Denizot

Après la peur, une autre conférence à l’Ateneu Barcelonès, cette fois sur l’ennui. Passionnant. L’ennui m’est chose inconnue, c’est tant mieux. Le même jour, début du cours Prevenció i Promoció de la Salut Mental à l’UPF. J’y apprendrai beaucoup.

Et si j’allais découvrir d’autres lieux de culture, d’autres recoins de Barcelone ? Fabra i Coats, la Fàbrica de Creació de Barcelona me semble tout indiquée. Au début du XXe siècle, à Fabra i Coats, on produisait des fils et des tissus pour la couture, pour la confection de filets de pêche, de jeans, de couvertures, etc. Elle fut pionnière en Europe, un espace innovant à l’époque. Aujourd’hui, les bâtiments sont reconvertis en Fabrique de Création, où les artistes tissent des idées, des émotions, font des recherches, exposent… Bref, de l’innovation, mais dans la culture.

Un salon improvisé
#HolaBarcelona octobre 2022 © Gilles Denizot

Leur série gratuite Feedback me plait bien. Des artistes résidents présentent leur travail en cours (danse, musique, théâtre) et échangent avec le public. Le 13, la danseuse Anna Fontanet présente I escoltar com l’herba creix (Et écouter comment pousse l’herbe). C’est ludique, elle crée une bande sonore visuelle orchestrée par les éléments de l’environnement, joue avec des objets, une grande toile en plastique, des chaises. C’est une immersion dans l’espace, un voyage, une partition de mouvement.

Une danseuse vêtue d'une blouse rouge et d'un pantalon beige.
#HolaBarcelona octobre 2022 © Gilles Denizot

Mon voyage ce jour m’emmèna vers des quartiers de Barcelone que je ne connaissais pas, m’offrit la découverte de cette cité ouvrière à la nuit tombante. J’y noterai un vermut atòmic amb Uncles on Acid  + El puto guiri. Sans oublier Ments en dissidència. Dialeg de salut mental i decolonialisme. A carrec de la Comissió Antiestigma de l’Ateneu. Jeu des séries ? Tout ça me fait bien rire.

Du vermouth, il n’y en aura pas à l’inauguration du cours UPF Sènior 2022-23. Alors qu’au-dehors de la salle attendent des canapés, des petits fours, des pâtisseries et du cava pétillant, je suis coincé. Il faut se farcir le bla-bla interminable et autres discours. N’y tenant plus, je profite de m’éclipser au moment de la photo de groupe, car je n’ai aucune envie de me prêter à ce jeu. Quelquefois, je suis bien trop conventionnel et respectueux des usages. En 2023, je n’irai tout bonnement pas à l’inauguration. Avant de quitter les lieux, je remarque tout de même ces grandes affiches de Mercè Rodoreda, Virginia Woolf et Indira Gandhi. Sans commentaire.

Et le ciné dans tout cela ? En octobre, la FilmoTeca présente le Festival de Cinéma Juif de Barcelone. De cette 24ᵉ édition, je retiens Frente al silencio. Un film d’Emilio Ruiz Barrachina (Espagne, 2022) présenté par le réalisateur et l’actrice principale, la danseuse de flamenco Fuensanta « La Moneta ». 

Fuensanta « La Moneta » est une chorégraphe et danseuse de flamenco contemporaine. Elle prépare un nouveau spectacle dans son studio de danse. Tout change lorsqu’une de ses élèves, israélienne et juive, lui offre le livre La cabellera de la Shoá, que le poète Félix Grande écrit en 2010 après avoir visité les camps de concentration. C’est alors que La Moneta modifie son spectacle et décide de se rendre à Auschwitz pour affronter le silence. Le résultat sera un mélange de danse, de littérature et de musique, une interprétation silencieuse de millions de vies silencieuses.

Frente al silencio, bande-annonce VOSE

Voilà un très beau travail de recherche et de pédagogie, de mouvements avant arrière, pour comprendre et transcrire l’histoire dans le corps. Celles et ceux qui veulent en voir davantage cliqueront ici.

Le plus touchant ce soir-là ? La Moneta est enceinte, très enceinte. Barcelone, meilleure ville du monde ? La belle affaire !

Sur une table en bois, un verre de vermouth, des olives vertes et un feuillet Activitats Octubre jaune #HolaBarcelona octobre 2022 © Gilles Denizot

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